Les Filles De Caleb
message à son frère. Edmond avait ricané de dépit. Il avait ajouté qu’il était certain que Philomène reviendrait.
Dès que Philomène connut la réponse de son mari, elle décida de donner le grand coup. Elle partit retrouver sa mère à Shawinigan. Et c’est à Shawinigan qu’elle accoucha de sa fille Marguerite, dont Edmond apprit la naissance plusieurs semaines plus tard. Pendant la durée de la brouille, personne, hormis la famille, n’avait été mis au courant. Les gens trouvaient même normal que Philomène ait voulu accoucher près de sa mère. Mais, voyant qu’elle ne revenait pas, ils commencèrent à murmurer. Edmond, plus beau que jamais, était inattaquable. Mais elle...
Leurs murmures furent enterrés par les grondements lointains des canons qui déchiraient l’air et la chair de l’Europe. Plusieurs jeunes de Saint-Tite s’engagèrent dans l’armée canadienne, attirés par la solde, mais aussi par le goût du voyage et de l’aventure. Oscar, lui, se porta volontaire dans l’armée américaine, comme télégraphiste. Il partit de Saint-Tite, arrosé par les larmes de sa mère qu’Ovila avait consolée tant qu’il avait pu.
«Faut pas vous en faire, sa mère. Oscar est pas mal plus fin que ça. Pensez-y deux minutes. Le danger, c’est pas dans l’armée américaine. Les Américains seront jamais impliqués dans cette guerre-là. Le danger, c’est dans l’armée canadienne. Oscar se serait jamais porté volontaire dans notre armée. Oscar est bien plus fin que ça.»
Le quatre mars, le Conseil de ville vota la prohibition. Les gens bougonnèrent tellement qu’il amenda aussitôt son règlement et permit la vente «sous tolérance».
Émilie était inquiète. Elle craignait que la guerre n’ait des répercussions fâcheuses au Canada. Elle craignait pour ses enfants, surtout pour celui qui n’était pas encore né. Un enfant de la guerre! Ovila l’avait rassurée. Si lui ne voyait aucune raison de s’inquiéter, alors elle devait faire de même. Émilie n’avait plus parlé de ses angoisses de guerre. Pas plus qu’elle n’avait parlé de ses angoisses de mère. Depuis la mort de son beau-père, elle avait eu le sentiment de perdre son protecteur. Depuis sa mort aussi, elle avait réappris à sourire de la présence d’Ovila. A presque endormir sa peur de le revoir succomber à son étrange soif impossible à étancher. Elle n’aurait jamais plus la force ou le courage de revivre des années comme celles qu’elle avait connues.
Ovila était redevenu aussi charmeur et aussi charmant qu’il l’avait été. À nouveau, il l’avait séduite. Il avait repris le droit de propriété qu’il avait toujours eu sur son cœur, son âme et son corps. Et elle l’avait laissé faire. Elle avait même fermé les yeux sur quelques soirées qu’il avait fêtées un peu plus allègrement qu’il ne l’aurait dû. Il buvait maintenant beaucoup moins souvent qu’avant. Il ne découchait plus et elle s’était habituée aux odeurs d’alcool fermenté qu’il exhalait durant son sommeil. Ces soirs-là, pourtant, elle fermait son corps.
Leur vie s’était remise sur la bonne voie. Ils allaient tous ensemble, lui, elle et les enfants, à la messe du dimanche. Les gens disaient à nouveau qu’ils étaient le plus beau couple de Saint-Tite. Émilie avait recommencé à porter haut sa tête pour sa grande fierté et celle d’Ovila. Le curé Grenier, lors de sa visite paroissiale, leur avait dit qu’il les admirait. Qu’ils avaient surmonté bien des épreuves et que leur amour s’en était trouvé grandi. Il leur avait redit que les «voies du Seigneur étaient impénétrables». Émilie avait acquiescé. Ovila avait souri. Toutes les dettes qu’elle avait contractées à l’épicerie de monsieur Léveillée étaient payées et Émilie ne sentait plus la gêne l’envahir lorsqu’elle allait faire ses achats. Elle écrivit même à son père pour lui dire qu’elle était très heureuse. Que Dieu avait fait un miracle. Caleb lui avait répondu qu’il viendrait la voir, intrigué par la soudaine religiosité de sa fille. Jamais, de mémoire, Emilie n’avait mêlé Dieu à son mariage.
À la mi-octobre, elle donna naissance à Alice. Son accouchement fut extrêmement pénible. Elle-dit à Ovila qu’elle espérait qu’Alice serait leur dernier enfant. Elle n’avait plus l’âge de mettre des enfants au monde. Ovila, ayant toujours à la mémoire la pénible naissance
Weitere Kostenlose Bücher