Les Filles De Caleb
dérangeait en effet mais qu’il pouvait bien entrer quelques minutes. Il le fit et se dirigea automatiquement vers son pupitre. Émilie le suivit et s’assit au pupitre voisin.
«Mon frère Ovide est malade.
— Oui, j’ai su. Je me demandais pourquoi tu m’en avais pas parlé depuis une semaine.»
Ovila haussa les épaules. Il n’aurait jamais pu lui avouer ce qu’il avait pensé avant de connaître l’ampleur du mal de son frère. Son cœur était déchiré. Il s’était réjoui qu’Ovide fût malade, d’autant plus qu’Émilie n’était pas venue lui rendre visite. L’attitude de cette dernière lui avait confirmé ce que ses parents avaient maintenant accepté. Ovide n’intéressait pas vraiment Émilie. Elle ne voyait en lui qu’un bon voisin, rien de plus. Il la regarda et lui sourit tristement. Si seulement il avait eu l’âge d’Edmond ou même de Lazare, peut-être aurait-elle remarqué qu’il existait. Peut- être aurait-elle deviné que son «amourette» née trois ans plus tôt ne s’était jamais éteinte. Depuis trois ans, il s’obstinait aussi à poursuivre ses études, un peu pour avoir le loisir de la côtoyer quotidiennement. Il était le plus âgé de la classe. Il enviait Rosée d’avoir développé une relation amicale avec Emilie. Depuis qu’elle avait quitté l’école, Rosée pouvait, sans gêne, la visiter à n’importe quel moment.
«Ovila, es-tu venu pour me parler d’Ovide?»
Le son de la voix d’Émilie le força à redescendre de sa lune. Il lui donna les dernières nouvelles. La tuberculose... Elle grimaça.
«J’imagine que vous devez deviner le reste?»
Émilie abandonna le cours de ses pensées.
«Le reste...?
— C’est moi astheure qui vas rester à la maison pour remplacer les bras d’Ovide. On peut pas se fier à Lazare.»
Émilie n’avait absolument pas pensé au sort inéluctable qui attendait Ovila. Elle s’était tellement habituée à le voir dans la classe qu’elle n’avait pas vraiment voulu remarquer qu’il avait vieilli. Elle avait bien vu que son corps s’était allongé jusqu’à toucher la marque des six pieds, faisant de lui un garçon...un homme exceptionnellement grand. Elle avait bien entendu la transformation de sa voix d’enfant. Elle avait bien vu, au premier jour de chaque nouvelle année, que sa musculature s’était arrondie. Et elle s’en était réjouie. Il la regardait le regarder...
«Ça va faire un vide», parvint-elle à dire.
— Vous allez vous habituer. J’vas pas être loin. J’vas continuer de venir vous visiter, pis de venir vous chercher pour la messe. Pis j’vas bûcher le bois en cachette. Même si vous êtes... »
Il s’était interrompu. Il ne pouvait lui dire qu’elle n’avait en somme que quelques années de plus que lui. Qu’elle venait tout juste d’avoir dix-neuf ans et que, fin mars, lui même en aurait dix-sept.
«Même si...?» reprit Émilie.
— Même si vous êtes encore la maîtresse d’école...je veux dire que moi, finalement, euh...pas finalement comme...en tout cas, ce que je veux dire c’est que je suis pus votre élève. Il y a pus un seul commissaire qui va pouvoir chiâler parce que je fends votre bois. Ça sera pus contre les règlements. »
Émilie s’efforçait de masquer l’attendrissement qui l’avait envahie.
«Si tu veux, Ovila, quand on sera tout seuls, tu pourras m’appeler Émilie. Rosée le fait. Pis...si ma mémoire est bonne, il y a moins de différence d’âge entre nous deux qu’entre elle pis moi. »
Ovila la regardait, fasciné par ses yeux colorés au même pigment que sa chevelure. Elle avait dit nous deux. Le silence qui soudait leurs regards dura plusieurs minutes. Elle avait dit nous deux. Pour se donner une contenance, il commença à sortir ses effets et à les empiler sur le plancher. Elle avait dit nous deux.
«J’vas faire comme avec les bûches. J’vas faire des piles bien droites.»
Il leva les yeux pour voir sa réaction. Elle n’avait pas saisi qu’il se moquait d’elle. Elle le regardait, perdue dans ses pensées. Songeait-elle à nous deux? Il se releva et lui dit qu’il était temps qu’il parte et pensa l’aviser que son père était rentré du chantier. Il se pencha à nouveau pour ramasser ses effets. Émilie l’aida, à genoux à côté de lui, essayant désespérément de ne pas le regarder.
«Si tu me donnes deux minutes, j’vas m’habiller
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