Les Filles De Caleb
calmes. Après tout, le vendredi n’était pas une journée trop longue.
À trois heures, elle décida d’abandonner son poste d’observation et de dormir un peu. Elle n’avait pas encore vu sortir le médecin mais c’était probablement parce qu’il avait décidé de passer la nuit au chevet de la mère. C’était peut-être aussi qu’il voulait veiller sur l’enfant. Émilie eut peur. La visite du curé l’avait terrorisée. Qu’est-ce qui n’allait pas? Qui est-ce qui n’allait pas? La mère? L’enfant? Les deux? Elle se refusa à penser que quelque chose aurait pu tourner au malheur. Non! Madame Pronovost, quoique petite, était une femme solide. Une femme en santé. Rien de malheureux ne pouvait arriver à madame Pronovost. Si une femme comme madame Pronovost ne pouvait accoucher sans problèmes, alors aucune femme ne pouvait accoucher.
Émilie se dévêtit en pleurant, se glissa sous ses couvertures comme une somnambule et se frotta les pieds l’un contre l’autre comme elle le faisait toujours lorsqu’elle avait mal. Ce soir, elle avait mal à son corps qui lui criait qu’elle aussi était une femme qui aurait des nuits à vivre dans le déchirement de ses entrailles. Elle avait mal à son cœur d’aimante qui battait au rythme de l’angoisse qu’elle soupçonnait dans le cœur d’Ovila. Elle avait mal à son âme de petite fille apeurée de ce qu’elle pourrait apprendre au matin. Berthe...j’ai encore mal...Ses pieds s’agitèrent frénétiquement pendant quelque temps puis se calmèrent. Ses sanglots se muèrent lentement en un souffle saccadé qui caractérisa les quelques heures de sommeil qu’elle put s’accorder.
À l’aube, elle s’éveilla en sursaut. Elle courut à la fenêtre. La voiture du médecin était partie. La maison semblait calme. Trop calme, pensa-t-elle. Un calme de mort, qu’elle refusa d’envisager. Elle retourna s’étendre, prit le temps de prier comme elle ne l’avait pas fait depuis longtemps, appelant Berthe à son secours. Elle pria dans une espèce de demi-sommeil, mêlant les mots de sa prière à ceux de ses rêves. Elle s’éveilla enfin, les yeux bouffis de larmes et de veille. Elle s’aspergea le visage d’eau glacée, se vêtit rapidement et descendit chauffer l’eau de son thé. Elle décida de corriger les dernières copies de devoirs qu’elle avait mises de côté la veille à l’arrivée d’Ovila.
Elle n’avait pas réussi à corriger une seule copie, le nez trop souvent rivé à la fenêtre, lorsqu’elle vit Ovila se diriger vers l’école. Elle comprit, à sa démarche, qu’il avait les épaules lourdes d’affliction. Elle sortit de l’école et marcha lentement a sa rencontre. Il la vit mais n’accéléra pas le pas. Us marchèrent suivant tous deux une même cadence, soulevant les épaules ensemble, avançant un pied, puis l’autre, mus par une même mécanique. Emilie eut l’impression qu’ils n’arriveraient jamais à se rejoindre tant ils marchaient lentement. Elle aurait voulu courir mais les yeux et le dodelinement de la tête d’Ovila semblaient l’exhorter au calme. Ils se rencontrèrent enfin à mi-chemin de l’école et de la maison des Pronovost. Ils s’immobilisèrent, tous les deux prisonniers d’un long et insupportable face à face. Les yeux d’Émilie questionnaient ceux d’Ovila. Les yeux d’Ovila taisaient ce qu’Émilie y cherchait. Elle trouva enfin la force de parler.
«Veux-tu prendre un thé à l’école?
— Non, j’aimerais mieux qu’on marche dans la Montée. »
Émilie hésita, puis se rappela qu’elle s’était levée assez tôt. Elle disposait de quelques minutes. Ils marchèrent côte à côte jusqu’au haut de la colline, là où le chemin faisait un virage et leur cachait enfin la vue de l’école et des maisons voisines. Ovila s’arrêta net, prit Émilie par le bras, l’obligeant à s’immobiliser. Il l’attira vers lui puis, l’enserrant dans des bras soudainement faibles, il éclata en sanglots. Émilie frémit. Elle s’abstint de l’interroger, trop craintive à la perspective des réponses qu’elle pouvait obtenir. Le malheur d’Ovila la toucherait bien assez vite. Il resta accroché à ses épaules pendant un interminable moment, puis après s’être dégagé, il se moucha violemment avant de dire à Émilie que sa mère avait reçu les derniers sacrements et que le curé avait baptisé le bébé de justesse avant qu’il
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