Les fils de Bélial
synagogue un rabbi talmudiste accablé par les ans, les événements et l’incertitude de l’avenir.
– Moult juiverie dans ce quartier, dit Serrano. Et nous sommes samedi… samedi 18 avril.
Les maisons se touchaient du nez et des épaules. À l’intérieur, des lampes sabbatiques distendaient les ombres des occupants sur des murs nus et chaulés, de sorte que l’on voyait des familles assemblées autour du pain pascal – mais était-ce bien la Pâque ? se demanda, derrière Tristan, Teresa – ; des familles dans leurs habits des grands jours, les femmes et les jouvencelles parées comme d’épaisses gerbes de fleurs des champs, et les enfants coiffés de bonnets colorés qu’Eudes, sans malice, compara à des genouillères…
– … sauf que le fer manque, évidemment.
Teresa sourit de cet irrespect. Simon cria de loin :
– Ils chantent.
– Regrettes-tu. Teresa, de n’être point avec ceux de ta religion ?
– Non.
Apparemment, la jouvencelle n’aimait point ces fêtes où l’on chantait le deuil d’une contrée perdue et l’incertaine joie de la revoir un jour. Et tout en continuant de suivre Serrano, Tristan trouva de plus en plus étrange le fait que ces Mahomets, ces Juifs et surtout ces Chrétiens pussent vivre ensemble et surtout communiquer. « C’est comme un reste de Terre Sainte. » Son grand-père paternel en disait des choses inouïes et merveilleuses. Ainsi, c’était vrai que l’on pût s’accepter en dépit de tant de différences ! Il lui semblait que Tolède vivait une existence jeune, intense et naïve. Quelque chose de noble et de disparate fermentait entre ces murailles et dans ces rues, parmi des gens disparates eux aussi, et dont l’espèce de grouillement, de bourdonnement faisait s’extasier à voix haute Paindorge et ses compères. Si Enrique régnait à Tolède, accepterait-il cette singularité-là ? Si Guesclin y apparaissait, ne marquerait-il pas son arrivée par un carnage plus affreux encore que celui de Briviesca ?
Il fallut mettre pied à terre pour gravir une voie étroite et passante. Elle accédait à une place assez vaste, triangulaire, où la vie des Tolédans semblait s’être concentrée 21 . Maintes rues et ruelles confluaient là, toutes envahies par une foule compacte au milieu de laquelle Serrano se fraya un passage en hurlant et jouant des bras pour s’engager à contre-courant dans une rue qui, d’une torsion, pourfendait l’ombre dense d’une venelle à senteur de mangeaille. Sous des chandelles allumées sans doute en permanence, on y vendait des armes de poing, des poteries peintes et vernissées, des plats incrustés d’or, des harnais et cordouanneries, des lanternes aux verres colorés, ciselées comme les objets d’une épiphanie païenne. Tristan put entrevoir des selles en velours piqueté de bossettes d’argent, des peaux de zèbres et de panthères brodées de perles et de coquillages dont l’usage lui échappait, des chanfreins de cuir ou de fer cloutés de cuivre ou d’or, des têtières rehaussées de plumes de paon, d’autruche ou de faisan, de pompons et bouffettes de laine. Tous les visages d’hommes – commerçants, chalands, passants – lui semblaient inquiétants, même lorsqu’ils exprimaient de la joie ou du plaisir. Les femmes, belles jusque dans leur embonpoint, semblaient soucieuses. Les chrétiennes portaient des robes larges comme des suaires, et parfois leurs cheveux flous ou tres sés s’ornaient, près de la tempe, d’une fleur simplette, souvent artificielle. Dans ce brouhaha dissonant et gai, tout au moins d’apparence, les femmes et les filles des Maures aux traits souvent cachés sous des mousselines blanches ou noires, aux regards doux et résignés, passaient comme des fantômes ; un enfançon parfois pleurnichait dans leurs bras.
– Tous ces gens commencent à tribouler nos chevaux, messire !
– Nous n’y pouvons rien, Eudes. Il nous faut traverser cette cité coûte que coûte.
Tristan crut comprendre que le passage de don Pèdre avait plongé ces gens dans l’effroi. Maintenant, leurs bruits et remuements signifiaient que la confiance leur revenait, assortie d’une espèce de renaissance des corps et des âmes libres de vaguer sans contrainte. C’était comme si la bonde d’un tonneau eût sauté sous l’effet d’une effervescence souhaitée, mais inattendue. Et le soulagement s’évacuait par spasmes, à gros bouillons.
– Pedro del Valle…
Weitere Kostenlose Bücher