Les fontaines de sang
grande prairie où coulait un ruisseau pailleté de lueurs. Mou et gras sous les fers des chevaux, le sol était en tous lieux biloqué par le passage d’innombrables bêtes, et l’on entendait mugir des bœufs, hennir des chevaux, bêler des moutons et bégueter des chèvres. Jamais, même à Brignais, Tristan n’avait assisté à un tel fourmillement d’hommes d’armes. Ce n’était ni des troupeaux ni une armée qu’il aperce vait mais, en dépit de sa disparité, un peuple braillard, puissant, redoutable où les éternelles filles follieuses, demi-nues malgré le froid de la nuit, se frayaient des chemins entre les bras tendus comme des nymphes hirsutes et dépravées entre des branches. Trois hommes venaient à la rencontre des envoyés du roi de France. Celui du milieu dépassait ses compagnons de la tête et des épaules. Quand il faisait un pas, ils en allongeaient deux.
– C’est Calveley, dit Guesclin.
Pour un coup, il s’était exprimé prudemment. Il semblait même qu’il retenait Alcazar. Devinant sur son dos des regards attentifs, il laissa l’initiative au cheval. Quelques foulées suffirent.
– Bertrand, je t’attendais.
L’Anglais parut empeurer Alcazar : il n’était point accoutumé à voir un chevalier d’une aussi haute taille. Calveley était habillé sans recherche : chaperon vert, flotternel de lin gris, heuses montantes sous lesquelles disparaissaient des genoux énormes. Malgré la gaieté qui l’animait, le visage aux poils roux avait cette pesanteur, cette hargne condensée, cette flamme immobile au fond des yeux par lesquelles on reconnaissait, sans crainte d’erreur, les hommes de proie.
– Je t’attendais, Breton, sans hâte ni cuidançon (516) …
Négligeant tout à coup Guesclin, l’impétueux Orriz et l’ostensible aigle noire de la bannière, Calveley fit deux pas. Les poings sur les hanches, il fut secoué d’un gros rire de jubilation et d’ébahissement :
– Par Saint George !… Les lumières sont faibles, mais j’ai bonne vue !… Ogier ! Si je pense à toi fréquemment, je n’aurais jamais cru te trouver une fois encore sur mon chemin !
– Hugh !
Ogier d’Argouges avait mis pied à terre. Tristan le vit serré dans une fervente et puissante étreinte qui ne cessa que lorsque, s’étant détourné, le baron normand aperçut un second homme :
– Jack !… Jack Shirton !
Le visage levé vers son gendre, Ogier d’Argouges commenta :
– Le meilleur archer d’Angleterre. Celui que l’on surnomme Aster pour la justesse de ses coups. Je t’en ai parlé.
Nouvelle embrassade. Robuste, mais moins étouffante que celle de Calveley. Guesclin, ébahi, intervint :
– Holà ! Holà ! Je savais bien, Argouges, que ta vie n’était pas claire. Mais être en pacte avec l’ennemi…
Calveley s’avança. Prenant Alcazar au frein d’une main, le suspied de Guesclin de l’autre, il immobilisa cheval et cavalier pour les réduire en statue équestre :
– Jamais, Bertrand, nous ne fûmes en pacte. Jamais autre chose que l’amitié nous accointa. Il m’a sauvé la vie et j’ai sauvé la sienne. Voilà tout !… Toi, je t’ai captivé (517) . Ne me dis pas, une fois de plus, que c’est parce que tu l’as bien voulu… Tout d’abord, c’est Knolles qui te prend au Pas-d’Évran. Puis c’est moi à Juigné, puis Chandos… Et te voilà repris à Auray… Ma parole, tout comme nos ribaudes, il semble que tu aimes que l’on t’étreigne !
Calveley désigna Ogier d’Argouges :
– Lui, j’aime mieux te dire qu’il ne supporte ni la condition d’otage ni celle de prisonnier… Il ne se fait point libérer sur parole pour qu’un roi qui ne sait rien des guerres acquitte sa rançon. Advienne que pourra : il se libère tout seul.
Tristan buvait du petit-lait. Grande goule, Guesclin ne trouvait rien à répliquer, piqué au vif, ou tout au moins picoté par tous ces aiguillons que Calveley lui dispensait à plaisir. Il avait tout à coup l’esprit vague, incertain. Ce qu’il s’était préparé à dire s’était répandu hors de sa tête, sans doute par ses narines larges ouvertes et frémissantes. Shirton, l’archer, souriait, et parmi toutes les faces inconnues et brutales qui peu à peu se détachaient des ténèbres, ce visage franc, aimable, plut à Tristan. Sans y lire la moindre promesse d’amitié, il trouvait dans le regard plutôt baissé que levé vers lui, de la bienveillance et de la
Weitere Kostenlose Bücher