Les Frères Sisters
mais il sâagissait en fait dâun petit boyau à peine assez large pour y ramper, situé au niveau de la partie la plus étroite du ruisseau, là où il y avait à peine un mètre à traverser. Nous traînâmes le corps du prospecteur jusque-là , et le poussâmes dans le trou. Puis je montai sur Tub et lui fis traverser le ruisseau de long en large à cet endroit précis, pour faire sâeffondrer le passage. Nous ne trouvâmes que peu dâeffets sur sa personne, un couteau de poche, une pipe, et une lettre que nous enterrâmes avec lui, et dans laquelle nous lûmes  :
Â
Chère Mère,
Je me sens seul, et les jours sont longs ici. Mon cheval est mort, et câétait mon meilleur ami. Je pense à ta bonne cuisine et me demande ce que je fais là . Je crois que je vais bientôt rentrer. Jâai près de deux cents dollars de paillettes dâor. Câest loin de la fortune que jâavais espérée, mais suffisant dans lâimmédiat. Comment va ma sÅurette
Â
? Non quâelle me manque beaucoup. A-t-elle épousé son gros lard
Â
? Jâespère quâil lâa emmenée très loin
Â
! Jâai constamment lâodeur de la fumée dans les narines, et je nâai pas ri depuis tellement, tellement longtemps. Mère
Â
! Je crois que je vais partir dâici peu.
Avec tout mon amour,
Ton fils
Â
En y repensant à présent, je me dis quâil eût été préférable de poster la lettre. Mais comme je lâai dit, quand la colère mâenvahit, tout sâassombrit et devient étriqué dans mon esprit, et de telles pensées ne mâeffleurent même pas. Câest triste de songer à ce squelette sans tête sous cette eau vive et froide. Je ne regrette pas la mort de lâhomme, mais jâaurais voulu mieux maîtriser mes émotions. Le fait de perdre le contrôle de moi-même mâeffraie moins quâil ne me plonge dans lâembarras.
Une fois débarrassés du prospecteur, Charlie et moi nous mîmes à la recherche de son or. Il ne fut pas difficile à trouver. Il lâavait enterré à une vingtaine de mètres de son campement, en indiquant lâemplacement avec un petit crucifix fait de brindilles. Il nây avait pas lâair dâen avoir pour deux cents dollars, mais je nâavais jamais eu de paillettes entre les mains et ne pouvais donc pas me reposer sur mon jugement. Nous fîmes moitié-moitié et je vidai ma part dans une vieille blague à tabac que je trouvai au fond de ma sacoche.
Charlie passa la nuit sous la tente, et jâessayai de faire de même, mais je ne pus supporter lâodeur persistante du prospecteur et celle du cadavre de son cheval, quâil avait découpé et dont la viande séchait sur une claie de fortune à lâarrière de lâabri. Je sortis donc, mâinstallai près du feu et passai la nuit à la belle étoile. Il faisait froid, mais ce nâétait pas un froid pénétrant. Charlie sortit de la tente une demi-heure après le lever du jour  ; il avait lâair dâavoir pris dix ans, et beaucoup plus crasseux aussi. Il tapa sur sa poitrine et un nuage de poussière se répandit autour de lui  ; il décida quâun bain matinal sâimposait. Il prit une marmite du prospecteur quâil remplit dâeau au ruisseau et la posa ensuite sur le feu. Puis il chercha un endroit suffisamment profond, se déshabilla et sauta dans lâeau froide en criant à tue-tête. Assis sur la rive, je lâobservai tandis quâil sâaspergeait et chantait  ; il nâavait rien bu la veille, et nul nâavait cherché à contrarier son tempérament impétueux. Quelque chose mâémut dans ce spectacle rare de bonheur innocent. Jeune homme, Charlie avait souvent été heureux et enjoué, avant de devenir dur et méfiant quand nous avions commencé à travailler pour le Commodore. Jâéprouvai donc une espèce de tristesse à le regarder batifoler dans cette eau scintillante, avec les sommets enneigés qui se dressaient autour de nous. Lâespace dâun instant, il revisitait ses vieilles habitudes, mais son caractère présent nâallait pas tarder à reprendre ses droits. Il sortit de lâeau en courant et se précipita nu près du feu. Ses
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