Les larmes du diable
au-dessus de leur état, et Marchamount fait partie de ceux-là, dit-elle d’une voix tremblante. Sous ses airs doucereux, c’est un rustre ambitieux. J’ai refusé son offre, mais il ne veut pas renoncer à ses projets. Et Dieu sait s’il en a. » Elle baissa quelques instants la tête, puis releva vers moi des yeux brillants. « Cependant, jamais je ne lui ai dit que j’avais regardé les papiers. Je ne suis pas si sotte. Et il ne m’en a jamais parlé non plus. » Sous son œil, le nerf se mit à frémir à nouveau. Elle se tourna vers la fenêtre et regarda vers la salle des banquets de l’autre côté de la cour. J’avais honte de la question que j’avais encore à lui poser.
« Ce n’est pas tout ce que j’ai entendu au banquet, lady Honor. Le duc de Norfolk a chuchoté à Marchamount que vous refusiez d’accéder à une requête qu’il vous a faite. »
Elle ne se retourna pas. « Le duc de Norfolk convoite des terres, messire Shardlake. Il voudrait être le plus grand propriétaire du royaume. Ma famille possède des domaines, que le duc aimerait s’approprier. Il est disposé à appuyer l’avancement de mon neveu à la cour moyennant une part de ces terres. Mais j’ai conseillé au père d’Henry de ne pas céder le peu qui lui reste, quelles que soient les faveurs que Norfolk prétend accorder. Ralph n’a pas la stature nécessaire pour jouer le rôle du sauveur de notre famille. »
Je regardai son dos rigide et dis : « Je suis vraiment fâché de vous avoir demandé de me révéler des soucis d’ordre privé. »
Lorsqu’elle se retourna, je fus soulagé de voir qu’elle souriait, encore que ce fût avec ironie. Aux coins de ses lèvres se creusaient ses exquises fossettes, qui accusaient son âge tout en rehaussant son charme.
« Oui, je vous crois. Vous avez bien fait votre travail, messire Shardlake. Certains, chargés de la tâche qui est la vôtre, seraient venus ici pleins de bruit et de fureur, et peut-être leur en aurais-je dit beaucoup moins qu’à vous. » Elle réfléchit un moment, puis s’approcha de la petite table où elle saisit la Bible. « Tenez. Prenez cela. »
Intrigué, je me levai et saisis le lourd ouvrage à deux mains. Elle mit la sienne dessus, posant ses longs doigts bien à plat sur la reliure de cuir, et me regarda en face. De si près, je vis briller sous la lumière le très léger duvet doré qu’elle avait sur la lèvre supérieure.
« Je jure par Dieu tout-puissant que je n’ai parlé à personne du contenu des documents concernant le feu grégeois, hormis vous-même.
— Et le duc ne vous a pas demandé de le faire ? »
Elle me rendit mon regard sans ciller. « Je vous jure que non. Direz-vous au comte que j’ai fait ce serment de mon propre chef et librement ?
— Je vous le promets.
— Je sais qu’à lui, vous êtes tenu de tout raconter, mais puis-je vous demander de ne parler à âme qui vive, hormis au comte, de ce que je viens de vous dire concernant Gabriel et le duc ?
— Vous avez ma parole, madame. Je sais que les avocats ont la réputation d’avoir une langue de commère, mais je garderai le secret. »
Elle m’adressa à nouveau son sourire chaleureux. « Ainsi, nous pouvons redevenir amis ?
— Rien ne saurait me faire plus plaisir, madame.
— Parfait. Vous m’avez trouvée de méchante humeur tout à l’heure. » Elle désigna la coupe d’or du menton. « Cet objet est arrivé en même temps qu’une invitation à un combat d’ours demain. Gabriel organise une fête pour l’occasion, et je me sens tenue d’y assister. » Elle marqua une pause. « Ne voudriez-vous pas m’y accompagner. »
J’inclinai la tête. « Le souhaitez-vous réellement ? Après l’interrogatoire que je viens de vous faire subir ?
— Oui. Ne serait-ce que pour vous montrer que je ne vous en veux pas. » Elle avait de nouveau une lueur de coquetterie dans le regard.
« Je viendrai avec plaisir, lady Honor.
— À la bonne heure. Nous nous retrouverons à midi, à l’embarcadère de Three Cranes. »
Je ne répondis pas car la porte s’ouvrit sur le jeune neveu de lady Honor. Il avait le visage rouge et renfrogné. Habillé en tenue de ville, il portait un pourpoint violet à crevés et une grande toque ornée d’une plume de paon. Il ôta la toque et la jeta sur la bonnetière.
« Ma cousine, dit-il d’un air fort piqué, je vous en prie, ne m’envoyez plus chez de pareilles gens. » Il s’interrompit en me voyant assis
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