Les noces de fer
satisfaire la foi des pèlerins… Jésus eut un jumeau, ce qui aida à sa résurrection !… Interroge-moi, je te répondrai !
Bouche close, serrée à s’en faire mal aux dents, Ogier décida de ne jamais franchir les limites d’une curiosité où son esprit se fût perverti. Malgré la foi dont il s’était cru protégé, il se sentait coupé en deux et livré à des tentations différentes : le besoin de demeurer sain, croyant, chrétien, prévalait, mais de peu, sur celui d’obtenir de cet homme quelques-uns des secrets dont il était, sans doute, le dernier dépositaire et qu’il lui eût livrés moins pour l’affliger que pour l’instruire d’une vérité puisée aux sources, sur cette terre où la butte du Golgotha s’élevait pour lui, Argouges, haut comme une montagne.
— La Croix, messire. La Croix seulement !
— Ah ! la Croix… Au passage, je te dirai que nul, vraiment, ne sait comment elle fut découverte et surtout reconnue… Qui sait si celle qu’Héraclius exhibait, et dont je devins sans le vouloir dépositaire, n’était point celle qu’on avait destinée à Barrabas, voire l’une de celles sur lesquelles périrent les deux larrons crucifiés en même temps que Jésus ?… Conviens-en, il y a, là encore, quelque chose d’énigmatique !
Le vieillard sourit. Un sourire désincarné, ombre droite dans un nid de poils blancs, ombre indulgente et moqueuse :
— Il y a trois ans, Norbert de Giroussens est venu me voir : il savait où me trouver… Il avait quitté les Allemagnes, son refuge, pour m’avertir que des chevaliers d’un Ordre à peine différent du nôtre avaient tout appris sur le sauvement de la Croix…
— Les Teutoniques !
Les paupières du vieillard – plus pierre que chair –, bougèrent avec lenteur.
— Ils avaient recueilli quelques hommes du Temple… Certes pas des chevaliers, mais des sergents, palefreniers, charrons… L’un d’eux a dû, avant de trépasser, parler des chariots et de la Croix qu’il avait vu déposer dans le mien… Cette Croix, le Grand Maître d’alors [103] l’a voulue… Et son successeur aussi !
— Même si des hommes ont révélé que la Croix avait été emportée loin du Temple, comment vous auraient-ils retrouvé en Poitou ? Les Allemagnes sont à des centaines de lieues !
— Un espie a peut-être suivi Giroussens… Deux peut-être… De plus, avec une volonté, une patience irréductibles et des moyens d’investigation que tu ignores et qui n’ont rien à voir, en leur commencement, avec les longues quêtes à cheval ou à pied, ces hommes ont retrouvé les chemins empruntés par les uns et les autres, au sortir de Paris, la nuit des Sept Chariots , comme nous l’appelons… Cela leur a pris du temps : quarante ans, mais ils y sont parvenus…
— Comment ?
— Les Cagots, qui furent nos alliés [104] savent lire dans les cartes. Ignores-tu qu’une bille de buis suspendue à un fil suffit à te révéler maintes choses si tu sais t’en servir avec discernement ?
— Je suis un ignorant et mon état me plaît.
Le vieillard haussa les épaules, puis demeura pensif, tortillant l’extrémité de sa barbe. Sa mémoire le tourmentait encore, comme un témoin cette fois indésirable dans un entretien long et pernicieux pour ce jeune gars qui ne serait jamais un disciple et dont le respect pourtant si affirmé subissait une altération sans remède.
— Norbert de Giroussens fut-il suivi quand il vint en Poitou ? Ces guerriers à la croix noire savaient-ils, depuis le jour où il vécut à Konitz, quel homme il était vraiment et l’ont-ils épié sans trêve à son insu ?… Je ne sais, mais ce dont je suis certain c’est que leur Grand Maître actuel [105] veut la Croix pour en faire le même usage que les Francs de Palestine : la placer devant son armée.
— Pour guerroyer ?
— Contre les Slaves… « Frère », m’a dit Giroussens, « ces deux morceaux de merrain auraient sur leur milice et sur les peuples qu’ils veulent asservir un pouvoir dont ni toi ni moi ne pouvons nier la force. » Il était cependant de mon avis, à savoir que croiser deux vieux chevrons de charpente en prétendant qu’ils étaient la Vraie Croix enfin retrouvée dans les sables suffirait à obtenir le même effet…
— L’Église ne croira jamais à tout cela ! Et le Saint-Père…
— L’Église d’Orient n’est en rien comparable à la nôtre, et les peuples de
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