Les Nus et les Morts
grand, quatorze piges, commande la place quand Pfeiffer ou les sœurs ou les pères ont tourné le dos. Faut être copain avec lui, ou bien on se casse le nez.
Tu veux que je fais quelque chose pour toi, Lefty ? (Polack a dix ans.)
Lefty parles à ses lieutenants. Fous le camp, Polack.
Aaah, pourquoi ? Quesqué je t’ai fait ?
Fous le camp.
Il traverse le dortoir, scrute du regard les cinquante lits, les cantines à demi ouvertes.
Dans l’une d’elles il y a une pomme, quatre centimes, et un petit crucifix. Il s’empare de la croix, revient en flânant vers la couchette de Lefty.
Hé, Lefty, j’ai quelque chose pour toi.
Quesqué tu veux que j’en fait ?
Donne ça à sœur Catherine, un cadeau.
Lefty réfléchit. Oui… oui. Où t’as pris ça ?
Je l’ai chipé dans la cantine de Callahan. Mais il gueulera pas, t’as qu’à lui dire de la boucler.
J’aurais pu le chiper moi tout seul.
Je t’ai évité le dérangement.
Lefty s’esclaffe, et Polack est adopté.
Il y a des obligations, toutefois. Lefty aime à fumer, -et il peut griller son demi-paquet de cigarettes après l’extinction des lumières sans se faire pincer. Une nuit sur deux la corvée aux cigarettes se met en branle pour Lefty.
Le soir, quatre gosses se glissent sous le mur de l’orphelinat, et deux d entre eux s’y font hisser. Ils se laissent tomber dans la rue, gagnent le quartier commerçant et se mettent à flâner devant un étalage de journaux qui déborde sur le trottoir.
Polack pénètre dans la boutique, s’avance vers le rayon à cigarettes.
Qu’est-ce que tu veux, gamin ? demande le boutiquier.
Eh, je veux… Il glisse un regard vers la porte. M’ssieu, y a ce gosse qui vous vole les journaux ! Et son comparse détale à toutes jambes, avec le boutiquier à ses talons. Polack s’empare de plusieurs paquets de cigarettes, fait un pied de nez à la femme du boutiquier qui pousse des cris, et prend la poudre d’escampette dans la direction opposée.
Dix minutes plus tard ils se retrouvent sous l’enceinte de l’orphelinat. L’un hisse l’autre sur le mur, puis y est hissé à son tour en s’agrippant aux poignets de ses complices. Ils se faufilent par les couloirs déserts, remettent a Lefty ses cigarettes, et se retrouvent au lit une demi-heure après leur expédition.
C’est rien du tout, chuchote Polack à son voisin de lit.
Une fois Lefty est pris en train de fumer. Les vraies grandes offenses appellent des punitions spéciales. Sœur Agnès dit aux garçons de se mettre en file, tandis que Lefty enfourche un banc la fesse à l’air. Tous doivent défiler devant le coupable, et chacun est censé lui donner en passant une claque sur le postérieur.
Seulement, ils en ont trop peur, et chacun se contente de lui donner une petite tape. Sœur Agnès est furieuse. Il faut que vous le frappiez fort, crie-t-elle. Je punirai tout ceux qui désobéiront.
Celui dont c’est le tour décoche à Lefty une bourrade toute gentille, et sœur Agnès punit le réfractaire d’un coup de règle sur la paume de la main. Tour à tour les enfants effleurent le derrière de Lefty et avancent leur main ouverte pour recevoir la punition.
Sœur Agnès est très troublée. Sa robe bruit avec colère. Frappez-le ! crie-t-elle de nouveau.
Mais personne n’obéit. Ils défilent, prennent leur coup de réglette, et font cercle pour assister au spectacle de Lefty qui s’esclaffe. Quand tous ont défilé sœur Agnès garde le silence, et il est clair qu’elle hésite si elle doit leur faire recommencer la séance. Mais elle capitule, et d’une voix très sèche elle leur dit de se rendre a la salle d’études.
Pour Polack ceci est une grande leçon. Il se dilate d’admiration pour Lefty. Il ne sait pas encore comment l’exprimer, mais il secoue la tête.
Dis, Lefty est un gars à la redresse.
Deux ans plus tard sa mère le fait revenir à la maison.
Une de ses sœurs aînées est mariée et deux de ses frères travaillent. En quittant l’orphelinat, il reçoit de Lefty la poignée de main secrète.
T’es régulier, petit. L’année prochaine, quand je fous le camp d’ici, je te retrouverai.
Dans la rue de nouveau, où l’attendent les sports propres à son âge. Voyager à l’œil sur les tampons des tramways est de. la petite bière, chaparder à l’étalage des boutiques est une source de revenu. Du vrai sport est de s’accrocher à l’arrière d’un camion qui file tous gaz dehors et se
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