Les pièges du désir
réticule, Ariana lui prit la main.
– Vous allez entrer avec moi.
– Ariana, il ne vaut mieux pas…
Elle lui agrippa les doigts.
– Juste une minute. Le temps de retrouver votre calme. Personne n’y trouvera à redire, je vous assure.
Il la suivit. Le lieu lui parut étrange, à la lueur de la lampe à huile posée sur la table du vestibule. Des images de la maison de la Française à Badajoz jaillirent dans sa mémoire. Il revit le mobilier brisé, les papiers éparpillés partout, le regard terrorisé du gamin.
Ariana le conduisit dans sa chambre à l’étage et tira le verrou dès qu’ils furent entrés.
– Vous voyez ? Nous sommes en sécurité ici.
Elle ôta ses affaires et préleva un tison dans la cheminée pour allumer toutes les bougies de la pièce. Une bonne idée, songea-t–il avec gratitude. Il se sentait mieux avec de la lumière. Ariana l’aida à retirer son manteau. Mais cette fois, elle posa son chapeau et ses gants sur une chaise au lieu de les mettre sur le lit. Puis elle se dirigea vers un buffet d’angle et en sortit une bouteille de brandy et deux verres.
– J’en prends quelquefois un peu pour pouvoir dormir après une représentation, expliqua-t–elle. Cela me calme les nerfs.
Elle lui en versa sans lui demander son avis. Puis elle ôta ses chaussures et s’assit en tailleur sur le lit, son verre à la main.
– Asseyez-vous près de moi, dit-elle en tapotant la courtepointe.
Il ôta ses chaussures et la rejoignit, après avoir avalé une longue gorgée du revigorant brandy.
– Parlez-moi de Badajoz, voulez-vous ?
Il secoua la tête, incapable d’articuler ne fût-ce qu’une syllabe. Elle ne le pressa pas et se contenta de remplir son verre lorsqu’il l’eut vidé. Le brandy l’apaisait peu à peu et il pouvait de nouveau respirer normalement. Son cœur ne battait plus la chamade comme les tambours du régiment.
– Je ne peux pas en parler, marmonna-t–il, soudain épuisé. Je devrais vous souhaiter bonne nuit à présent…
– Dans un petit moment. Reposez-vous d’abord un peu. Je vais vous ôter votre veste et votre gilet pour que vous puissiez vous étendre quelques minutes.
Il la laissa faire et desserra lui-même sa cravate.
– Vous devriez aussi enlever vos pantalons.
Elle le déboutonna, tandis qu’il se laissait aller contre les oreillers. La fatigue et l’alcool lui embrumaient l’esprit. Pourquoi lui avait-il permis de le déshabiller ainsi ? Il n’aurait jamais dû…
– Je devrais retourner à l’atelier…
– Dormez un peu. Je vous réveillerai dans dix minutes.
– D’accord, mais pas davantage.
Il ferma les yeux. Le lit était si chaud, si confortable… Où était le mal s’il s’assoupissait dix minutes ?
***
Ariana lui lissa les cheveux et contempla son beau visage endormi. Comme elle l’avait prévu, il ne lui avait fallu qu’une minute pour sombrer dans un profond sommeil.
Sa vision, comme il l’appelait, l’avait effrayée. Il s’était comporté comme s’il avait été transporté en un autre lieu, à une autre époque, et entendait et voyait des chimères. Elle ne savait pas grand-chose de la folie, mais elle ne pouvait pas croire un instant qu’il soit fou. L’incendie avait déclenché en lui un afflux de souvenirs trop réels, voilà tout.
Badajoz. Elle essaya de se rappeler ce qu’elle en savait. La fameuse bataille avait eu lieu presque trois ans plus tôt, après qu’elle eut quitté l’école pour rejoindre la troupe du théâtre. A cette époque-là, elle ne pensait à rien d’autre qu’à monter sur les planches. Pourtant, elle n’ignorait pas que beaucoup de combattants avaient perdu la vie à Badajoz. Etait-ce là que les soldats anglais s’étaient rebellés et avaient mis la ville à sac ? Elle n’arrivait pas à s’en souvenir.
Elle passa un doigt sur le front de Jack et songea aux tableaux retournés contre le mur de sa chambre. Si l’horreur de cette guerre avait dépassé ce que montraient ces peintures, ce qu’il avait dû endurer n’était pas dicible. Et dire qu’elle était plongée dans les frivoles préoccupations du théâtre, pendant qu’il vivait ce cauchemar qui le poursuivait encore !
Heureuse de le voir dormir paisiblement, elle se glissa hors de la pièce sans faire de bruit et monta dans la mansarde, où elle réveilla la servante.
– Désolée de vous déranger, Betsy.
Weitere Kostenlose Bücher