Les porteuses d'espoir
baleines ! cria Pierre à
Mélanie.
Assise à l’avant de l’embarcation, elle lui fit signe qu’elle était d’accord.
Pierre pointa le nez du bateau en direction de ces géantes des mers et prit de
la vitesse.
Heureux, sur le coup d’une impulsion, il cria à sa
femme :
— Mélanie, si on habitait ici pour toujours ?
Sa femme perdit le sourire. Elle plongea son regard dans celui de Pierre.
Face à face, ils s’observèrent. Les cheveux battant au vent, avec le fracas de
la mer, Mélanie eut le vertige. Tous ces derniers jours, elle avait eu
l’impression d’être en équilibre précaire. Elle sentait que la vie essayait de
lui dire quelque chose. Elle affectionnait miss Harrington, Timmy et ses
drôleries… Mais, ils étaient si loin de tout, sa famille, son village. Elle
avait prévu beaucoup de choses avec Pierre, leur logement, le prénom de ses
enfants, et elle voyait les jours devant elle en un doux avenir tranquille. Son
mari l’avait amenée à l’aventure, lui faisant découvrir chaque jour de nouveaux
horizons. Tout cela était si troublant, si déroutant. Elle voulut répondre non à
son mari : « Rentrons au port, on s’est déjà trop éloignés du bord… Ne prenons
pas de risque, reprenons notre vie. »
Tout à coup, un spectacle inattendu se produisit. Une horde d’oiseaux blancs
avaient repéré, eux aussi, les baleines. Du haut du ciel, ils en suivirent un
instant le sillage. Ils savaient que la présence des mammifères géants annonçait
le festin, l’abondance d’un banc de poissons. Sans aucun signe avant-coureur,
avec une rapidité étonnante, chaque oiseau tourna d’un coup sec sur lui-même et
plongea la tête la première en une flèche puissante. Les ailes repliées et
collées au corps, ils s’enfoncèrent dans l’eau. Le plongeon des oiseaux dura un
bref instant. Pierre et Mélanie étaient ébahis par la démonstration de haute
voltige. La jeune femme admira le dernier plongeon d’un retardataire. Elle
regarda à nouveau son mari. Vivre dans un monde où des géantes chantaient et
dansaient dans la mer, où un ami imaginaire faisait partie de la famille, où une
femme pouvait sculpter et peindre sa vision de l’univers, où on était loin de
tout, mais proche de l’essentiel,vivre dans un monde où même
les oiseaux prennent le risque de plonger, pourquoi pas ? Pourquoi pas
eux ?
Le camion plongea dans le fossé. Jean-Marie cria, mais il était trop
tard.
C’est lui qui conduisait. Frère Martial avait pris place à ses côtés. Les deux
moines avaient emprunté le chemin cahoteux qui serpentait derrière le monastère.
Ils devaient se rendre jusqu’aux abords de la forêt, au troisième rucher. Pour
Jean-Marie, cette expédition était un cadeau du ciel. Il aimait le sentiment de
liberté qu’offraient ces instants derrière le volant. Son compagnon lui souriait
gentiment. Frère Martial était devenu son père spirituel. Par sa gentillesse et
une réelle tendresse, le vieux moine avait réconcilié Jean-Marie avec les
tragédies de sa vie. Le monastère et l’affection de frère Martial lui
permettaient d’exister. En silence, se parlant par signes comme c’était la loi
du monastère, ils discutaient d’abeilles. Jean-Marie descendait une pente quand
les freins, tout à coup, avaient refusé d’obéir. Il ne put éviter au camion de
se renverser dans le fossé. Celui-ci se retrouva sur le côté, écrasant son ami
qui avait été éjecté par l’impact. Jean-Marie, secoué, réussit à s’extirper de
sa fâcheuse position. Il accourut au secours de son passager. Celui-ci respirait
encore. Calant fermement sa jambe boiteuse dans le sol, il essaya de soulever la
lourde masse de tôle. En vain... Il hurla au secours et essaya encore une fois
de libérer le moine. Pendant le reste de sa vie, il aurait le dos fragile à la
suite de ces tentatives insensées. Désespéré, il se laissa tomber aux pieds du
mourant. Les lèvres de frère Martial bougeaient. Il essayait de lui dire quelque
chose. Jean-Marie se pencha et reçut les dernières paroles du vieil homme au
creux de l’oreille. Surpris, Jean-Marie les avait écoutées. Cela le concernait. Elles lui étaient destinées. Il se releva et alla
chercher de l’aide. Claudiquant, jurant sur sa maudite infirmité qui le
ralentissait, il parvint à monter jusqu’à la vue de ses compagnons
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