Les prisonniers de Cabrera
d’y pénétrer, rester en marge, déserter peut-être, mais l’officier que j’étais s’y refusait. D’ailleurs je ne suis pas devin pour prévoir la tragédie qui allait marquer ces journées et les horreurs auxquelles il me fut donné d’assister sans pouvoir y mettre un terme. Elles nous ramenaient au temps où les bannières des rois catholiques se mêlaient à celles des Maures dans des orgies de sang.
La diane ayant retenti, il fut difficile de retenir nos soldats pris d’une soudaine frénésie. Ils piaffaient d’impatience en astiquant leurs armes et se lançaient des défis, disant qu’ils voulaient être les premiers à franchir les portes de cette cité fabuleuse ou à escalader ces murailles qui semblaient nous narguer. Attisée par les pertes que nous avions subies la veille au pont d’Alcolea, la fièvre avait gagné toute l’armée, jusqu’aux charretées de femmes de l’arrière.
Au cours d’un bref conseil, le général Dupont nous révéla que des prisonniers capturés la veille avaient parlé et révélé que, dans la ville, tout était angoisse et désordre à l’approche des Français. Le corregidor, les magistrats municipaux, les négociants, la milice et même les troupes commandées par le capitaine Moralès avaient fui à la faveur de la nuit. Ce qu’il restait de la population – des milliers d’habitants, dans les transes – avait envahi les lieux saints pour prier Dieu de lui épargner les épreuves d’un siège ou d’une invasion.
Dupont chargea le supérieur d’un monastère voisin de pénétrer dans la ville pour demander que l’on ouvrît à notre armée. Ce messager ne put ni franchir les portes ni même se faire entendre des vigiles.
Nous fîmes avancer sur la Puerta Nueva un canon de gros calibre qui, en trois bordées, fracassa la lourde porte de chêne bardée de fer et livra passage, au pas de charge et baïonnette au canon, à nos fantassins. À peine avaient-ils abordé les premières maisons, ils furent accueillis par des coups de feu et divers projectiles partis des fenêtres. Ivres de fureur et de vin, ils foncèrent vers le cœur de la cité, tiraillant sur des imprudents qui s’étaient risqués hors de leur domicile, avec ou sans armes.
Ville de près de quarante mille habitants, la plus importante et la plus riche de la province, après Séville, Cordoue est un musée à ciel ouvert. Les monuments religieux hérités de l’occupation par les Maures alternent avec les lieux saints de la chrétienté, entortillés dans un lacis de rues et de callejuelas parsemé de maisons d’une blancheur de craie fleuries de géraniums, ouvrant sur des perspectives de minarets et de clochers. Après tant d’années, l’émotion m’étreint à la pensée de ces trésors livrés à la convoitise des barbares que nous étions.
Ce jardin allait devenir une nécropole, les églises et les mosquées des lieux de pillage.
Pour tenter d’éviter les excès de la horde, je demandai des ordres au général Dupont. Je le trouvai en compagnie des officiers Frésia, Lagrange et Faultrier, plaza del Potro, entre la fontaine célèbre et la maison de Cervantès, occupés à déguster et à comparer des vins sortis d’une cave dont la porte avait été forcée et dont le propriétaire, un gros homme au ventre ceint d’une large écharpe rouge, semblait endormi, face contre terre, entre deux pots de géraniums.
Ils étaient ivres et de joyeuse humeur.
— Sois le bienvenu, Puymège ! me lança Frésia. Tu vas nous dire ce que tu penses de ce manzanilla. Je le trouve amer et un peu sec, mais préférable à ce jerez plus liquoreux. Dis-nous ton avis !
Je ripostai, avec un brin d’insolence :
— Mon avis est que l’heure n’est pas à des dégustations de vins et qu’il n’est que temps d’intervenir pour éviter un pillage et un massacre…
— Mon… mon garçon, bredouilla Dupont, laissons faire. Avez-vous oublié que nous sommes en guerre et que depuis une semaine nous avons perdu une centaine d’hommes et de chevaux ? Ces gens sont des insurgés et ils nous ont fermé leurs portes. Qu’ils subissent les lois de la guerre est dans l’ordre des choses ! Qu’en dites-vous, mes amis ?
Frémissant d’indignation, je répliquai sèchement que le massacre avait commencé. J’avais vu des dragons courir après des femmes et tuer des enfants. Je
Weitere Kostenlose Bücher