Les proies de l'officier
pas encore morts.
La ligne des fantassins était en train de les dépasser. Les bois se constellaient de taches blanches cotonneuses, petites ou grosses. Nombre de Français jonchaient déjà la plaine. Certains essayaient de se relever en gémissant. D’autres agitaient pitoyablement les bras ou paraissaient dormir.
— Cette fois, on va pas se battre contre le vent, hein, Quentin ?
Un sourire triomphant était plaqué sur le visage de Saber, mais Margont décela de la peur dans les yeux de son ami. Saber se forçait à afficher une assurance qui aurait séduit plus d’une Parisienne. Il se confectionnait une image d’Épinal : celle du lieutenant Saber, l’officier impérial impossible à intimider. Il avait l’intuition qu’avec les années, les images d’Épinal se transformeraient parfois en « faits » admis par tous. Margont ramassa son épée et les deux officiers reprirent leur marche. Les boulets et les obus avaient percé des brèches dans la ligne. Le colonel Delarse, à cheval, avait déjà vingt pas d’avance sur la brigade. Un obus vint cribler d’éclats les fantassins qui le suivaient.
— Ils tirent bien, les bougres ! marmonna Saber pour se donner une contenance.
Les tambours battirent la charge. Ah, on la connaissait, cette musique ! La ligne s’élança au pas de course en criant. Un caporal proche de Margont se cassa en deux. Il porta les mains à son abdomen. Il ne tomba pas et resta ainsi courbé, immobile. Un fusilier émit un piaillement et se mit à boiter en répétant : « Y m’ont eu, les fumiers ! » Saber le propulsa en avant d’un violent coup de pied dans les fesses.
— Les comédiens, au théâtre ! Les vrais soldats, en première ligne !
Un lieutenant porte-aigle fut atteint au niveau du torse. Titubant, il tendit la précieuse bannière à l’un des caporaux-fourriers de l’escorte au drapeau, juste avant de tomber à genoux en contemplant sa blessure. Deux soldats firent demi-tour pour fuir. Le faux blessé les imita aussitôt. Margont pointa son épée droit devant lui.
— Messieurs, vous faites erreur, l’ennemi se trouve dans cette direction.
Saber frappa la cuisse de l’un d’entre eux avec le plat de son sabre.
— Retournez dans le rang !
Les trois hommes obéirent. Saber déployait souvent une grande vivacité pour chasser la peur chez les autres. Probablement parce qu’il pensait ainsi faire également fuir la sienne. La ligne était maintenant suivie par une large bande clairsemée constituée d’essoufflés et de blessés légers. Enfin, le bois fut atteint. Alors, pour la première fois depuis le début de la campagne, Margont aperçut des fantassins russes. Ceux-ci portaient des pantalons blancs, des habits verts et des shakos noirs. Les officiers étaient coiffés de bicornes à plumet blanc portés « à l’Empereur » ou de casquettes. Adossés à des troncs, en train d’épauler ou de recharger, ou massés en ligne, attendant le contact, baïonnettes pointées droit devant, ils faisaient face. Par endroits, ils se groupaient autour des canonniers qui remplissaient précipitamment les gueules de leurs pièces. Le choc de la vague française contre le mur russe fut d’une violence inouïe. Un colonel russe, à cheval, abaissa son sabre en criant quelque chose lorsque les Français furent à quelques pas de ses fantassins. La ligne ennemie fit feu, disparaissant dans des volutes de fumée blanche avec un bruit de tonnerre. Des Français s’écroulèrent de tous les côtés. Le cheval de Delarse fut tué net. La bête s’effondra sur elle-même avant de rouler sur le flanc, écrasant la cuisse du colonel qui serra les dents pour étouffer ses cris. On accourut pour lui venir en aide. L’animal fut promptement basculé et Delarse, à peine relevé, rejoignit ses hommes en boitillant. Des crosses s’abattaient sur les mâchoires, les baïonnettes et les sabres perçaient sans relâche, on se fusillait à brûle-pourpoint... Margont, Saber et quelques soldats prirent à partie les défenseurs d’une pièce d’artillerie. Margont dévia une baïonnette et transperça le fantassin qui l’assaillait. Saber sabra un artilleur armé d’un mousquet avant de pointer son sabre vers l’officier qui commandait cette pièce.
— Je vous défie !
— Avec plaisir, lieutenant, répondit le Russe en français tout en le saluant avec son sabre.
« Les fous ! » pensa Margont. Saber se plaça de profil et se fendit
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