Les proies de l'officier
instant : il venait d’établir une stratégie pour faire parler le prince.
— Comment un intrus aurait-il pu s’introduire dans le château alors qu’il y avait tant de gens présents ?
Le prince fronça les sourcils.
— M’écoutez-vous quand je parle ? Je vous ai dit et répété qu’il y avait une multitude de domestiques. Il s’est fait passer pour un valet.
— Votre Altesse, les domestiques portent des habits de domestiques. Voilà qu’un homme arrive vêtu comme un mendiant – car vous m’avez dit qu’il était désoeuvré, donc je l’imagine...
— Vous imaginez beaucoup trop. Il aurait volé la tenue d’un domestique. Les autorités polonaises ont enquêté, figurez-vous.
— Elles ont enquêté moins de vingt-quatre heures puisque...
— Ce n’est pas parce qu’une affaire est résolue en douze heures qu’elle aboutit automatiquement à une erreur judiciaire.
— Des gens ont-ils aperçu cet aliéné durant la soirée ?
— On a posé la question à quelques domestiques de confiance – et seulement à eux afin d’éviter les rumeurs – et, certes, la réponse est non. Mais la comtesse avait recruté beaucoup de personnel uniquement pour la durée de sa soirée. Aucun de ses valets habituels n’avait donc de raison de remarquer un nouveau visage parmi les employés puisqu’il n’y avait que cela.
Le prince s’énervait. Il allait rompre l’entretien. Margont acquiesça.
— Parfait, Votre Altesse. Je veux bien croire à l’efficacité des enquêteurs polonais. Je vous demande juste de consentir à m’expliquer comment cet homme a procédé.
— La veille de la réception, il a pénétré dans la maison de l’un des serviteurs de la comtesse pour lui voler sa tenue. Ce dernier a cru à un vol ordinaire. Ce vol a été confirmé par le domestique en question qui a pu être retrouvé.
Cette histoire était tellement bourrée d’invraisemblances et de coups de chance extraordinaires que Margont ne prit même pas la peine d’en dresser la liste. En revanche, sa stratégie fonctionnait. Eugène n’était pas totalement convaincu de la culpabilité de cet aliéné, mais voulait y croire. Alors Margont jouait avec ce doute comme on tire le fil qui dépasse d’un habit et, peu à peu, la confiance d’Eugène s’effilochait. Du coup, il avait inversé les rôles de prince et de capitaine. C’était exactement ainsi qu’il entendait mener cet entretien.
— Il y a une chose que je ne comprends pas, Votre Altesse. Cet homme a tué sans mobile...
— Pas sans mobile : parce qu’il est perturbé.
— Mais comment peut-il être perturbé quand il tue alors qu’il était sain d’esprit quand il planifiait son crime ? Car il se renseigne, dresse un plan, vole une tenue de domestique...
— Qu’en sais-je ? Je ne suis pas un spécialiste de ces maladies.
— Si je puis me permettre, les enquêteurs polonais non plus. Je suppose qu’on en a interrogé un.
— Bien sûr que non puisque le coupable a avoué.
— Comment est-on remonté jusqu’à cet homme ?
— Il avait déjà troublé l’ordre public par le passé. Les enquêteurs l’ont donc interrogé, comme on le fait pour tous les suspects habituels.
Margont était furieux. Et les idéaux de la Révolution ? Et les droits de l’homme ? Les hommes étaient-ils donc tous égaux excepté les aliénés ?
— Je vois. « Aliéné donc suspect. » Et même mieux : « Aliéné donc coupable. »
— Il a avoué ! Et on n’a employé aucune violence pour le pousser aux aveux : j’avais envoyé l’un de mes aides de camp pour m’en assurer.
— Puis-je m’entretenir avec cet aide de camp ?
— Oui. Mais après la campagne, car il est resté en Pologne pour suivre le procès.
On tournait en rond, mais Margont ne se laissait pas démonter.
— Comment le suspect a-t-il avoué, Votre Altesse ? A-t-il lui-même raconté les faits ou a-t-il reconnu ceux qu’on lui avait racontés ?
Le prince se montrait excédé par cet entretien, mais ne parvenait pas à y mettre fin.
— Eh bien... On les lui a exposés et il les a reconnus. C’était plus rapide ainsi, car son discours paraissait très confus. D’après le rapport qu’on m’a fait de son interrogatoire, ses explications étaient affreusement embrouillées. Par exemple, il s’interrompait au beau milieu d’une phrase et demeurait silencieux pendant plusieurs minutes, sans raison apparente, avant de
Weitere Kostenlose Bücher