L’ESPION DU PAPE
coup d’œil sur son compagnon. À sa grande surprise, il le voit se signer, s’avancer de deux pas dans la travée centrale et s’y allonger à plat ventre, les bras en croix, le visage écrasé contre le sol.
Le chevalier, un moment indécis, finit par s’approcher de lui. Il l’entend murmurer une prière :
— Seigneur ! J’ai choisi de vivre dans une semi-clarté, une semi-veille, en dehors de ta passion. J’ai mal vécu, je ne suis que la continuation de rien. Éclaire-moi ! Parle-moi ! Ah ! comme j’aimerais croire en Toi ! Fais-moi un signe, rien qu’un signe !
Un long silence s’ensuit. Touvenel regarde le moine troubadour se redresser, se mettre à genoux et scruter les images peintes sur le mur de la chapelle, comme pour y chercher le signe qu’il attend, une lumière surgie de ses ténèbres intérieures et qui pourrait le réconforter. Mais la fresque ne lui renvoie que les grimaces agressives des personnages de la danse macabre. Le chevalier croit presque entendre leurs os s’entrechoquer. À son tour, il s’agenouille près de son compagnon et murmure :
— Seigneur, je suis un misérable, comme lui ! Combien de forfaits ai-je commis en ton nom pour assurer ta pérennité ? J’aimerais croire en Toi, Seigneur, mais fais-moi un signe, à moi aussi, pour me dire que je ne me trompe pas. Veux-tu que j’expie, que je souffre, pour qu’enfin je puisse avoir un mot, une consolation de Toi ?
Il ferme les yeux, saisit son bâton de pèlerin et s’en frappe le dos et les épaules, en répétant :
— Je souffre, Seigneur ! Cela Te plaît-il mieux ? Je me mortifie en ton nom. Tiens ! Tiens, et tiens ! Alors, un signe, s’il te plaît ! Rien qu’un signe, que je puisse au moins croire en Toi !
La main de Stranieri retient ses coups. Il rouvre les yeux. Son compagnon lui arrache son bâton et lui hurle, jusqu’à le toucher de son visage décomposé par la fureur :
— Il ne t’entend pas. Il ne nous entend pas. Il n’entend rien. Tu l’as dit toi-même à l’ermite, l’autre jour : il est sourd. Est-ce que tu vas comprendre, enfin ?
Ils sont venus de Carcassonne et de Béziers, de l’Albigeois et des Causses, de Narbonne et de Provence. Ils ont gravi les coteaux, traversé les garrigues et les forêts de chênes verts. Ils ont fait halte dans des grottes, longé les berges des torrents, franchi les gués à pied. Ils se sont pressés sur les bacs des passeurs, ils ont dormi dans des chapelles, des abris de bergers en pierres sèches ou sous des chênaies. Ils ont tremblé de froid le jour sur des plaines désolées battues par le vent, grelotté la nuit au fond de forêts qui ne les protégeaient pas.
Ils s’échelonnent maintenant en de longues files qui convergent vers le creux d’un vallon, peuplé de sombres cyprès : le site de l’abbaye de Fontfroide, la demeure de Pierre de Castelnau, le légat du pape. Nobles, paysans, bourgeois, clercs, moines en robes de bure, « bons hommes » en vestes de gros drap, Parfaits vêtus de noir ou prédicateurs cisterciens, ils ont quitté leurs champs, leurs castrums, leurs échoppes, leurs cloîtres ou leurs ateliers. Cette foule bigarrée, recueillie et silencieuse, alertée depuis plusieurs jours par des hérauts, de bourg en village et de champs en ville, s’est mise en marche pour assister à ce qui lui paraît de la plus haute importance : la dernière grande dispute entre les représentants de l’Église de Rome et de celle des cathares, un événement qui, à coup sûr, décidera du sort et de l’avenir de l’Occitanie. Tous, convaincus ou incertains, croyants ou incrédules, ont voulu se rendre sur place pour entendre les arguments des contradicteurs ou choisir leur camp.
— Pressons-nous ! commande Stranieri à Touvenel en lui montrant en dessous d’eux une suite de moines en robe écrue qui s’allonge de plus en plus. Mêlons-nous à ce groupe de cisterciens, ils savent toujours trouver la bonne place, au premier rang.
Touvenel le retient à nouveau par le bras.
— C’est dans cette foule que tu prétends pouvoir me faire rencontrer seul à seul celui dont je veux me venger ?
— Dans cette foule, oui. Je te le ferai rencontrer à l’écart de tous, et c’est précisément la présence de cette foule qui te protégera.
Touvenel demeure un moment perplexe.
— Explique-moi. Je ne comprends pas.
— Je ne peux rien t’expliquer pour l’instant. Ta hâte risquerait
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