L’ESPION DU PAPE
accentue sa pression. Macabret, d’une voix blanche, répond :
— Vous le trouverez au bourg de Savignac.
— Sois plus précis.
— Chez les Paunac. Je l’y ai mené hier.
— Les Paunac ? Qui sont-ils ?
— Une famille de tailleurs.
— Où logent-ils ?
— Sur la place, en face de l’église.
Stranieri relève sa fourche et dégage l’homme.
— Eh bien, tu vois, l’ami ! N’est-il pas plus simple d’être aimable et poli avec les étrangers ?
Le régisseur se relève. Ne se sentant plus menacé, il ironise :
— Je doute fort que monseigneur de Touvenel soit en état d’entretenir un amuseur près de lui.
Stranieri se retourne, la fourche toujours à la main, le regard noir.
— Qui te permet d’anticiper ainsi sur mes projets ? Et d’abord, sache que je ne suis pas un « amuseur », mais un poète.
Macabret, repris de peur devant l’expression furieuse qu’affiche Stranieri, recule de deux pas. L’espion le fixe un moment, puis il change de visage de nouveau, sourit et lui lance la fourche. Décontenancé, Macabret la rattrape par le manche. Stranieri, ignorant l’arme repassée aux mains de son adversaire, salue galamment les femmes rassemblées en s’inclinant et en leur envoyant des baisers.
— Merci pour votre aimable compagnie, gentes dames. Je reviendrai vous finir ma chanson en plus aimables temps.
Et, ramassant son luth et son archet, il quitte les lieux en chantonnant.
Sur les pentes de la garrigue qui mènent au bourg de Savignac, Stranieri s’interroge sur le tour à donner désormais à sa mission. Doit-il ou non aider à accomplir, lors du futur débat à Fontfroide, le crime que projette avec sa complicité le seigneur de Gasquet ? Innocent III lui a demandé clairement de différer le plus possible la guerre qui menace entre catholiques et cathares. Or un attentat à la bombe contre le frère Dominique et l’évêque d’Osma risque au contraire, s’il réussit, de forcer la papauté à s’engager dans une croisade immédiate, comme le souhaite Gasquet. À moins qu’il ne se trompe et qu’un double meurtre aussi abominable, par l’indignation qu’il soulèverait parmi la population, n’aboutisse à la conversion d’une masse considérable de cathares, effrayés que leur religion ait pu aboutir à un tel sacrilège ? Cela ne couperait-il pas du coup l’herbe sous le pied des excités catholiques ? Oui, bien sûr, c’est cela, la vraie, belle et grande idée que vient de lui souffler le Seigneur !
En marchant contre le vent qui s’est levé et l’oblige à maintenir son chapeau d’une main ferme sur son chef, Stranieri pense que la mort de frère Dominique et de l’évêque d’Osma est sans nul doute le prix que l’Église catholique doit payer pour différer la guerre. Encore une fois, comme dans presque toutes les missions qu’Innocent III l’envoie accomplir, il lui faut sacrifier quelques vies humaines pour éviter le déclenchement du massacre collectif. Pour se rassurer, il se dit qu’après tout Dominique et l’évêque d’Osma sont deux admirables chrétiens. Ils iront donc tout droit au Paradis et seront même probablement canonisés. Ce n’est pas une maigre consolation que de se retrouver à la droite du Seigneur et de mériter l’admiration des hommes pour les siècles des siècles !
C’est décidé, il participera à cet attentat. Reste le problème à résoudre, que le seigneur de Gasquet a bien pressenti : il faut qu’un cathare, ou pour le moins un illuminé influencé par leur religion, s’accuse du crime. À la réflexion, il lui semble que trouver un imbécile assez passionné pour se clamer solidaire d’un tel meurtre n’est peut-être pas aussi difficile qu’il y paraît, tant la folie de prêcher est ancrée en l’homme lorsqu’il croit à une idée ou seulement à lui-même. Stranieri pense tenir une possibilité avec ce croisé apparemment revenu de tout, qui, l’autre jour, seul dans la nef de l’église, n’a pas craint de braver les sbires de Gasquet en prenant la défense du paysan qui avait osé tourner en ridicule l’idée de lancer une croisade contre les hérétiques. Peut-être qu’en face d’une lourde menace comme celle d’un holocauste un homme comme celui-là peut se lever et s’accuser pour sauver le plus grand nombre et être le seul à subir le châtiment ? Aussi invraisemblable que cela puisse lui paraître, Stranieri sait que ces sortes d’hommes
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