L’ESPION DU PAPE
passé, encore moins de préparer l’avenir. Et je crois que c’est exactement ce que Dieu souhaiterait que les hommes fassent. Mais, pour en revenir à ta question : quelle cause je veux servir ? Eh bien, c’est très simple : éviter le déclenchement d’une guerre, au moins provisoirement. Ce qui se passera après, je n’en sais rien. Elle éclatera sans doute un mois plus tard, un an plus tard. Mais je me consolerai toujours en me disant que
pendant ce mois, cette année de paix supplémentaire, les hommes auront profité de leurs jours et de leurs nuits. Cela peut paraître un peu décevant, j’en conviens. Mais vois-tu, Yong, je me suis résigné à l’idée que j’étais un homme décevant. Ce n’est déjà pas si mal, après tout.
16.
L’amour n’est pas un péché
C’est une vertu qui rend bons les méchants
Et les bons meilleurs encore
Et d’amour vient chasteté
Car qui en amour s’entend
Ne peut plus mal agir
chantonne dans le soleil couchant le chevalier, retrouvant les paroles de la chanson qu’aime tant Constance.
Dans un galop endiablé, il a laissé derrière lui la colère de la nature et la tempête de son esprit. Il a supporté dans une sorte d’extase la pluie en bourrasques qui le lavait de ses doutes et de ses tourments. Dans l’air matinal de la garrigue, les tourterelles perchées dans les branches des arbres s’envolent et les lapins s’enfuient à son approche. Une buse plane dans le ciel d’azur, qui brille d’une lumière nouvelle. D’un pas calme, il mène son cheval par la bride. Il prend le temps de respirer les parfums qui s’exhalent de la terre. Au bord d’une minuscule mare, un plant d’iris droit et pointu lance vers le ciel une seule fleur bleue, belle et solitaire. Il se courbe vers elle et y reconnaît ses rêves d’enfant, devinant au milieu des phalanges d’or la sente pâle et veinée qui descend dans le secret de la fleur. Il sait que se trouve là ce qu’il a découvert auprès de Constance et qu’il a risqué d’oublier pour se laisser entraîner par un fantôme : l’essence de sa vie. « Je dois vivre. Vivre et aimer ! » pense-t-il en souriant à la pensée des deux femmes qui l’attendent. Il remonte en selle, se laissant guider par la douce brise venue du septentrion.
À la maison des Paunac, les servantes lui apprennent que Constance est partie faire des courses pour la journée à Narbonne et qu’elle ne sera rentrée que pour le repas du soir. Il s’inquiète aussitôt de la santé de Yasmina. On lui répond qu’elle est toujours alitée, mais qu’un nouveau médecin, amené la veille par le troubadour Lestranger, s’occupe d’elle.
Méfiant, Touvenel se précipite vers la chambre de sa fille. À peine la porte ouverte, il se fige de stupeur. À demi assise sur son lit, Yasmina, immobile, les paupières baissées, semble inconsciente, des dizaines d’aiguilles de longueurs différentes plantées dans ses oreilles, ses narines et ses joues pour le visage, et dans ses deux orteils pour les pieds. Au bruit qu’il fait en s’approchant d’elle, elle ouvre les yeux et le regarde sans expression. Indigné et terrifié à l’idée que quelqu’un ait pu lui infliger un pareil supplice, il se demande comment lui enlever ces aiguilles sans lui faire mal. Un faible bruit de pas, derrière lui, le fait sursauter. Il aperçoit un petit moine qui l’observe. Son étrange visage au teint jaune et aux yeux bridés ne lui semble pas inconnu. Après un moment d’hésitation, il reconnaît le religieux qu’il a aperçu au côté de Lestranger, lors de la dispute entre catholiques et cathares, à la chapelle du vallon d’Arques. Il le prend par le bras.
— Est-ce toi qui as osé faire cela à ma fille ?
Comme le moine ne répond pas, il le secoue.
— Tu es le médecin amené par Lestranger ?
Le moine, impassible, ne répond toujours rien. D’une main, il fait à Touvenel des gestes que celui-ci ne comprend pas, puis frappe de l’index sur ses lèvres obstinément serrées. Touvenel le secoue plus fort.
— Mais parle, à la fin !
La voix de Stranieri, derrière lui, le fait se retourner.
— N’insistez pas, monseigneur. Un Grec, qu’il a croisé malencontreusement sur l’île de Chypre, lui a coupé la langue, pour ne pas être incommodé par ses cris, alors qu’il le torturait. Montre-lui, Yong.
Yong, ouvrant encore une fois la bouche, présente sa gorge mutilée. Touvenel le lâche d’un
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