L’ESPION DU PAPE
seul coup et recule d’effroi.
— C’est assez désagréable à regarder, je vous le concède, poursuit Stranieri. Autant qu’à concevoir, d’ailleurs. Pour commettre un tel acte, il faut incontestablement disposer en soi d’une certaine dose de folie, mais la vie vous aura appris, comme à moi sans doute, que nous en possédions tous plus qu’il ne nous en faut. Quand vous étiez à Constantinople, vous avez certainement pu vous en rendre compte par vous-même, n’est-ce pas ?
Choqué par ce qu’il vient de voir et par le douloureux rappel de ce qu’il se reproche à lui-même, Touvenel n’a que la force de murmurer :
— C’est abominable.
Et, détournant les yeux du visage du moine, il s’assoit, abattu, sur le bord du lit près de Yasmina.
— Ne vous inquiétez pas pour votre fille, continue Stranieri. Frère Yong est un ami très cher et un médecin fort habile. Après votre départ, l’état de la demoiselle nous a inspiré de telles inquiétudes que je suis allé le chercher, afin qu’il essaie sur elle un remède particulier de son pays avec lequel il m’a déjà guéri de plusieurs affections. Cela semble avoir déjà des effets, comme vous pouvez en juger. Elle était toujours fort mal en point lorsque nous sommes arrivés hier soir, mais, ce matin, après l’application de ces aiguilles, sa fièvre est tombée et la voici déjà qui respire mieux.
Yasmina esquisse un sourire et hoche la tête d’un air approbateur.
— Le port de ces aiguilles est totalement indolore, précise Stranieri. Elle doit les garder encore une heure. Frère Yong les lui retirera pour qu’elle puisse dormir. Nous essaierons auparavant de la faire se lever pour souper avec nous. Il est bon qu’elle ne s’attarde pas trop longtemps dans ce lit. Elle y perdrait trop de forces.
Touvenel saisit la main de Yasmina et y dépose un baiser. Puis il se tourne vers les deux hommes sans pouvoir cacher son émotion.
— Je ne sais comment vous remercier, messires. Qui que vous soyez, troubadour, croyez à ma reconnaissance pour ce que vous venez de faire pour elle. Et veuillez me pardonner d’avoir été un peu brusque avec vous l’autre soir.
Revenue de Narbonne, Constance s’est réjouie de l’amélioration de l’état de Yasmina. Pour la première fois depuis son arrivée, la jeune fille a pu venir s’asseoir à la table du dîner. Les servantes ont tendu une longue nappe de lin blanc, repassée et humide, sur une table à tréteaux éclairée de trois lourds chandeliers à plusieurs branches, et sorti pour l’occasion écuelles en étain, cruches vernissées aux motifs multicolores, riches hanaps et cuillères en argent.
Constance installe Stranieri et Yong à sa gauche, Amaury et Touvenel face à elle, Yasmina à sa droite. Stranieri prend aussitôt le soin de retourner le dos de son écuelle vers le haut avant qu’on le serve, et, comme Constance lui en demande la raison, il lui répond que c’est une vieille coutume catholique que ses parents lui ont transmise et qui vise à éloigner le Diable de la table où l’on soupe.
— Si c’est votre croyance, après tout ! s’amuse Constance.
— Plutôt une superstition, corrige Stranieri. Il est bien possible qu’elle n’ait pas d’effet. Mais je préfère en faire le pari, puisqu’il ne me coûte rien et ne peut donc que me rapporter.
— Cela prouve au moins que vous croyez au Diable.
— Dites plutôt à toutes les sortes de diables ! Je n’ai d’ailleurs pas besoin de faire grand effort pour y croire. Il me suffit de regarder un homme, n’importe quel homme, et j’en vois un.
— Vous êtes un sage ! approuve Touvenel.
— Dans tous les cas, personne n’a le droit d’exclure l’autre ou de jeter sur lui l’anathème pour ses croyances, conclut Constance.
Le jeune femme jette un rapide coup d’œil sur Yasmina, dont le visage paraît reposé, et s’adresse à frère Yong.
— C’est incroyable, sieur Yong, la rapidité avec laquelle votre étrange médecine a pu rétablir cette jeune fille. Je n’avais jamais entendu parler de cette sorte de traitement dans Hippocrate, ni dans Galien, pas même dans le traité de Trotula.
Stranieri interroge Yong du regard et traduit ce que son assistant lui dit par gestes, en expliquant qu’il existe neuf sortes d’aiguilles différentes et sept cent cinquante endroits à piquer dans le corps, selon la nature de la maladie. Touvenel mange en silence, attentif à
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