L’ESPION DU PAPE
ce qu’explique Stranieri, tandis qu’Amaury, le couteau à la main, ne touche pas à la fricassée d’anguilles posée sur sa large tranche de pain. Il dévore des yeux Yasmina, qui lui sourit chaque fois qu’elle croise son regard.
— Le contact des aiguilles avec les couches inférieures de la peau libère ce que les Chinois appellent le yang et laisse passer le flux vital empêché par la maladie, continue de traduire Stranieri, s’amusant de la fascination que ses explications produisent sur ses auditeurs.
— Et depuis quand pratique-t-on cette médecine, dans son pays ?
Yong répond de nouveau par quelques signes de la main.
— Deux ou trois mille ans, traduit Stranieri.
Constance pousse un cri de surprise. Yong, du coup, émet quelques petits rires et se remet à faire des gestes. Stranieri rit aussi en jetant un coup d’œil vers Amaury et Touvenel. Puis il se remet à manger. Constance et Touvenel échangent un regard intrigué.
— Que dit-il ? demande Constance.
— Rien d’important, répond Stranieri en écartant la question d’un petit geste de la main.
— Comment ça : rien ? insiste Touvenel. Il a dit quelque chose et vous avez ri.
— C’était entre lui et moi.
— Il n’empêche que vous avez ri.
— C’est vrai, admet Stranieri. Il m’arrive encore de rire malgré mon âge. Serait-ce un péché ?
Yong émet quelques petits grognements joyeux. Tout le monde se tourne de nouveau vers lui tandis que Stranieri replonge le nez dans son assiette, l’air amusé. Touvenel revient à la charge.
— Je n’ai pas dit que c’était un péché, mais c’est en nous regardant que vous avez ri.
— C’était sans importance, je vous assure, répète Stranieri.
— Dites toujours, demande Constance.
— Je ne puis traduire.
— Vous vous raillez, mais vous ne pouvez traduire ! s’agace Touvenel en élevant le ton. Ce n’est point digne d’un hôte.
— Je vous en prie, Bertrand ! intervient Constance. Encore une fois, laissez-moi juge de décider de ce qui est digne ou pas d’un hôte dans ma maison.
Piqué au vif, Touvenel se lève, prêt à quitter la table.
— Ma parole, mais c’est une manie ! s’amuse Stranieri. Vous n’allez pas recommencer ! Cette fois, restez avec nous.
Et, jetant un coup d’œil sur Amaury et Yasmina :
— Puisque vous m’y forcez, sachez que frère Yong m’a simplement fait remarquer que le jeune homme lui semblait en grand danger d’amour pour la demoiselle, et que, pour cette maladie-là, il savait aussi où lui planter ses aiguilles.
Toute la tablée se tourne vers Yong, qui approuve de la tête, le visage hilare. Touvenel, surpris, regarde Constance et éclate de rire avec elle avant de se rasseoir. Amaury, lui, pique du nez et rougit, tandis que Yasmina et Touvenel échangent un regard de tendresse. La jeune fille tend la main par-dessus la table, pour serrer celle du chevalier et l’embrasser. Une si tendre complicité semble les unir qu’elle intimide encore davantage Amaury, qui, du coup, reste muet, à regarder son assiette.
— Voyez, madame, combien l’amour peut rendre un homme terne et paralyser le meilleur d’entre nous, murmure Stranieri, gentiment moqueur, à l’oreille de Constance.
Et, se tournant vers le jeune homme :
— Ce n’est point de cette façon, messire, que vous avez quelque chance de gagner le cœur d’une belle ! L’amour, dans sa courtoisie, enseigne à procéder tout autrement.
— Et comment convient-il de procéder, vous si finaud ? s’amuse Constance.
Stranieri enjambe son banc et s’incline devant Yasmina.
— Je commencerais ainsi : « Belle, si chère et douce damoiselle, à vous je me donne et m’octroie ; je n’aurai jamais de joie parfaite si je ne vous possède et si vous ne me possédez… »
Les joues de Yasmina se colorent. Amusé, Touvenel intervient pour jouer son rôle de père.
— Holà, troubadour ! Doucement ! N’oubliez pas que vous parlez à une vierge !
Stranieri le salue avec un sourire.
— Et vous, monseigneur, n’oubliez pas que c’est au nom d’un autre que je parle. Pour votre terminaison, messire, je vous conseille de conclure ainsi.
S’agenouillant cette fois devant Yasmina, il poursuit, une main posée sur le cœur :
— « Vous êtes la meilleure et la plus belle qui fût jamais. La jeunesse en sa fleur brille sur votre visage. Vos traits sont d’une si grande beauté, votre teint si enluminé
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