Lettres - Tome I
bien médiocre connaisseur ; cependant cette statuette je la comprends moi-même. Elle est nue, aussi ne cache-t-elle pas ses défauts, si elle en a, et étale-t-elle toutes ses beautés. Elle représente un vieillard debout ; les os, les muscles, les nerfs, les veines, les rides même semblent vivre ; les cheveux sont rares et tout en arrière, le front large, le visage ratatiné, le cou maigre ; les muscles des bras sont détendus, les seins flasques, le ventre rentré. De dos aussi il montre le même âge, autant que le dos peut l’indiquer. Quant au bronze, à en juger par sa vraie couleur, il est vieux et antique. Enfin tous les détails sont tels qu’ils peuvent retenir les regards des connaisseurs, charmer ceux des profanes. Voilà ce qui m’a engagé, quoique bien novice, à l’acheter. D’ailleurs je l’ai achetée, non pour la garder chez moi, car je n’ai encore chez moi aucun bronze de Corinthe, mais pour l’exposer dans ma ville natale en un lieu fréquenté, et de préférence dans le temple de Jupiter. Elle paraît en effet un don digne d’un temple, digne d’un dieu.
Veuillez donc vous charger, comme vous le faites pour toutes mes commissions, de ce soin, et dès maintenant commandez un piédestal, du marbre qui vous plaira ; on y inscrira mon nom et mes titres, si vous croyez convenable de les y ajouter. Quant à la statuette, je vous l’enverrai par la première personne que cela ne gênera pas trop, ou plutôt, si vous préférez, je vous l’apporterai moi-même. Car je me propose, pourvu que les devoirs de ma charge me le permettent, de faire un saut chez vous. Vous vous réjouissez de la promesse de ma venue, mais vous allez froncer le sourcil, quand j’ajouterai « Ce n’est que pour peu de jours » ; les mêmes raisons qui retardent mon départ ne me permettent pas une longue absence. Adieu.
VII. – C. PLINE SALUE SON CHER CANINIUS RUFUS.
La vie et la mort du poète Silius Italicus.
On a annoncé récemment que Silius Italicus {63} s’est laissé mourir de faim dans sa campagne de Naples. La cause de sa mort est la mauvaise santé. Il lui était venu une tumeur incurable, dont l’ennui l’a poussé à chercher la mort avec une fermeté inébranlable ; il avait été du reste, jusqu’à ce jour, heureux et favorisé du sort, sauf qu’il perdit le plus jeune de ses deux fils ; mais il a laissé l’aîné et le meilleur en pleine prospérité et même consulaire. Il avait compromis sa réputation sous Néron (on le soupçonnait d’avoir assumé spontanément le rôle d’accusateur), mais il avait usé en homme sage et obligeant de la faveur de Vitellius ; il avait rapporté de la gloire de son proconsulat d’Asie, et avait lavé la tache de ses anciens agissements par une retraite honorable. Il s’est mêlé aux premiers citoyens de Rome sans exercer de pouvoir, sans exciter l’envie. On venait le saluer, on lui rendait des hommages et souvent, étendu sur son lit de repos, dans une chambre toujours pleine d’amis, que n’attirait pas sa fortune, il passait les jours à de doctes entretiens, quand il n’avait pas à écrire. Il composait des vers avec plus d’application que de talent et parfois il les soumettait au jugement de ses contemporains par des lectures publiques. À la fin, averti par l’âge, il quitta Rome pour se fixer en Campanie ; et pas même l’avènement d’un nouvel empereur ne l’en fit bouger. C’est un grand honneur pour le prince qui a laissé cette liberté, un grand honneur pour celui qui a osé en profiter. Il aimait tout ce qui est beau, au point qu’on lui reprochait la manie d’acheter. Il possédait plusieurs villas dans la même région, et, passionné pour les nouvelles, il se dégoûtait des anciennes. Dans toutes il avait beaucoup de livres, beaucoup de statues, beaucoup de portraits. Pour ces derniers, non content de les posséder, il leur rendait encore un culte, surtout à celui de Virgile, dont il célébrait l’anniversaire plus religieusement que le sien propre, surtout à Naples, où il ne manquait pas de visiter son tombeau aussi pieusement qu’un temple.
C’est dans cette tranquillité qu’il vécut plus de soixante-quinze ans, avec une santé plus délicate que maladive, et, dernier consul créé par Néron, il mourut aussi le dernier de ceux que Néron avait nommés consuls. Chose encore remarquable, il mourut le dernier des anciens consuls créés par Néron, et c’est sous son consulat
Weitere Kostenlose Bücher