L'homme au ventre de plomb
heure la voiture s'arrêta, on le jeta dehors. On lui
délia les mains et on le précipita sans ménagement
dans un fossé empli de feuilles mortes et d'eau croupie. Il
entendit la voiture s'éloigner. Il ôta le bandeau. La
nuit était tombée. Il entreprit de libérer ses
jambes. Il n'y parvint qu'au bout d'une demi-heure d'efforts, grâce
à son canif miraculeusement demeuré dans la poche de
son justaucorps. Il était huit heures du soir à sa
montre, épargnée elle aussi.
Il avait été
proprement assommé et enlevé et avait dû rester
inconscient de longues heures avant de reprendre connaissance. Le
lieu de sa détention n'avait que peu d'importance. L'important
était que, sans même se dissimuler, les jésuites,
ou des jésuites, l'avaient fait enlever et s'étaient
servis d'un pauvre homme pour l'influencer et exercer sur lui un
chantage en vue de lui faire abandonner une enquête dans une
affaire qui paraissait menacer la sécurité du roi.
Qui plus est, on
n'avait pas hésité à utiliser l'occasion d'une
chasse de la fille du roi pour perpétrer sur sa personne,
celle d'un magistrat, un inconcevable attentat. Fallait-il que de
graves et grands intérêts fussent en cause pour conduire
à de telles extrémités! D'une manière ou
d'une autre, songeait-il tout en suivant le bord obscur du chemin, il
existait un lien entre la Société de Jésus et
cette affaire. Coupable ou non, celle-la appréhendait le
résultat de l'enquête et paraissait prête Ã
tout faire pour en freiner le cours. Certains paraissaient compter
sur sa fidélité et sur sa reconnaissance. Il était
vrai qu'il n'avait jamais joint sa voix au chœur presque
unanime des contempteurs de la Compagnie. En raison, justement, de sa
reconnaissance pour l'éducation reçue et du respect
conservé à ses anciens maîtres, il n'avait jamais
varié dans son attitude.
Il savait
pertinemment que la Compagnie était menacée. Le roi
avait publié le 2 août qu'il ne statuerait pas sur son
sort avant un an. Pourtant, des arrêts foudroyants s'étaient
succédé, condamnant les jésuites dans des
affaires de banqueroutes. Au Parlement, l'abbé Chauvelin avait
peint un tableau effroyable de la Société, représentée
comme une hydre embrassant les deux mondes. Il prétendait que
son existence dans le royaume ne tenait qu'à une tolérance
et non à un droit légitime. Fin novembre, les évêques
de France devaient remettre leur avis au roi. On les disait divisés
sur l'attitude à tenir. Tout cela justifiait et expliquait la
crainte des jésuites face à un scandale auquel ils
seraient mêlés et qui pourrait peser d'un poids décisif
sur une opinion publique très remontée contre la
Compagnie et sur les décisions du roi.
Nicolas finit par
atteindre un petit village. Il se fit ouvrir la porte d'une chaumine
et s'enquit auprès d'un paysan éberlué du lieu
où il se trouvait. En fait, sa déambulation ne l'avait
pas beaucoup éloigné de Versailles, il était
juste entre Satory et la ville royale. Il demanda s'il était
possible de lui dénicher une voiture pour le ramener au
château. Après beaucoup de discussions, d'hésitations
et de conciliabules qui faillirent lui faire perdre patience, il
finit par obtenir qu'un gros fermier qui possédait une
carriole le ramène au château. Une heure plus tard, il
était sur la place d'Armes.
Ayant suivi les
instructions d'avoir à venir le rechercher le lundi soir, son
cocher était là avec Gaspard, endormi sur le siège
de la voiture. Inquiet des rumeurs de sa disparition, le garçon
bleu était venu l'attendre pour le ramener Ã
l'appartement de La Borde, l'entrée du château étant
malaisée après la fermeture des portes et du
« Louvre ». Nicolas se contenta d'expliquer
que, tombé de cheval, il s'était perdu dans la forêt.
Il remonta chez La
Borde faire toilette et nettoyer la vilaine bosse qu'il avait Ã
l'arrière de la tête. Il laissa un message de
remerciements à son ami, dans lequel il rendait compte
succinctement des événements de la journée et de
leur suite. Gaspard le raccompagna à sa voiture. Ils se
quittèrent bons amis, le jeune homme lui faisant mille offres
de services pour les fois où il
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