L'Impératrice indomptée
En dépit des ordres de son médecin, le gai vieillard s’entête à demeurer dans son logis coutumier, humide et mal chauffé, séparé par toute une enfilade de vestibules et de corridors de l’appartement de Ludovica plus confortable et plus douillet. Il est malade pendant trois semaines ; et, tout ce temps-là, Élisabeth reste à son chevet, passant même les nuits sur une couchette dans sa chambre carrelée. Il expire doucement le 14 novembre 1888.
Au 1 er janvier 1889, Élisabeth est de retour à la Hofburg, abattue, brisée de corps et d’esprit. La privation de sommeil, les veilles prolongées dans une chambre humide, les souffrances partagées avec le malade ont eu raison de sa belle santé. Inflammation des nerfs, dilatation du coeur, lui déclarent les médecins. Ce qu’ils sont incapables de diagnostiquer, c’est son abattement d’esprit. « Je serai toujours brave et j’aurai du courage, aussi longtemps que je t’aurai ! », avait-elle affirmé un jour au duc Max. Maintenant, il est parti, parti la cithare au dos, une chanson aux lèvres, par-delà les collines et la cabane du berger, parmi les prairies, au pays du jamais, jamais plus...
Seule consolation pour elle, savoir que son mari, pendant ses interminables absences, est entre de bonnes mains. Depuis 1883, elle s’aperçoit que l’empereur s’intéresse beaucoup au théâtre. Il va souvent au Burgtheater, où une jeune actrice nommée Catherine Schratt remporte un très vif succès, non pas tant en raison de ses talents dramatiques, qui sont modestes, que d’une spontanéité qui charme le public. C’est cette fraîcheur, cette juvénilité qui incitent la direction du Burgtheater à l’engager comme ingénue à l’âge de vingt-huit ans, alors qu’elle joue déjà depuis dix ans et qu’elle est mal mariée à un Hongrois. François-Joseph éprouve-t-il quelque amour secret ? A-t-il même une vie privée ? Depuis bien longtemps, Élisabeth ne s’intéresse plus assez à ce genre de questions pour lui accorder une pensée ; depuis bien longtemps elle n’a plus éprouvé rien qui ressemble à de la jalousie. On raconte parfois que des femmes sont introduites à la Hofburg, richement récompensées et renvoyées ; mais il n’est aucune dame de la « haute société » qui puisse se vanter d’être la favorite de l’empereur, et François-Joseph lui-même est bien le dernier à vouloir une Pompadour.
Bientôt, l’empereur rencontre la comédienne et la convie à un dîner. À partir de ce jour-là, Sissi commence à s’intéresser elle-même à la carrière de Mme Schratt ; chaque fois que celle-ci joue à Vienne, elle se rend au théâtre, et chaque fois la trouve plus délicieuse. Plus elle la voit, plus elle se persuade que l’actrice a toutes les qualités pour faire le bonheur de François-Joseph, malgré les vingt-sept ans qui les séparent. Mais ce n’est qu’au printemps suivant, en 1886, que se décide, grâce à elle, une liaison qui demeure ambiguë. On a soutenu qu’elle ne fut qu’une « amitié amoureuse », ce que l’impératrice elle-même appellera une Seelenfreundschaft . Dans sa conversation et dans ses lettres à François-Joseph, elle ne désigne jamais l’autre que comme « l’amie ». Si ce qualificatif correspond incontestablement à ce que sera plus tard la réalité, l’âge et l’habitude aidant, l’on est enclin à douter du platonisme des premiers temps, alors que François-Joseph n’a que cinquante-six ans, qu’il est vigoureux, qu’il n’a plus aucun rapport avec sa femme, et que Catherine Schratt vit séparée de son mari. C’est bel et bien l’impératrice, plus que toute autre, qui a posé sur la tête de Mme Schratt cette auréole de respectabilité qui en fait pour l’Histoire plus l’amie de l’empereur que sa véritable maîtresse.
« Die Schratt » va donc rester la Freundin jusqu’à l’enterrement du vieil empereur dans la crypte des Capucins, trente-quatre ans plus tard. Élisabeth, sans doute reconnaissante de son dévouement et de son évidente compréhension, en fait même son amie intime. Car Mme Schratt réussit ce qu’elle n’a jamais été capable de faire. Les deux femmes forment un couple étrange. Elles entreprennent de longues promenades ensemble, partagent l’amour des animaux, le goût pour les théories de réincarnation et le sens du théâtre. Élisabeth invite souvent François-Joseph et Catherine à dîner chez
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