L'inconnu de l'Élysée
les discours qu'il a prononcés, les arbitrages qu'il a rendus, les lois qu'il a promulguées pour la défense des valeurs rénovées et adaptées de la République sont certes cohérentes avec le « Chirac intime 5 » ; néanmoins, je ne voyais pas bien comment pouvaient s'articuler ou se côtoyer ce qui m'apparaissait comme une vision excentrée de la France et cet amour affiché pour elle. Cette méconnaissance m'empêchait de bien comprendre son approche des valeurs de la République, sa vision du monde, mais aussi, on le verra ultérieurement, son obsession à promouvoir le dialogue des cultures. Pour le « chauffer » sur ce thème, je lui ai lu un passage d'une interview qu'il donna au Figaro Magazine à l'occasion de la panthéonisation d'André Malraux : « Il est dans la vocation de la France d'être exemplaire à tous égards et, à ce titre, de porter une idée de la France… », qui se termine par : « La France n'est jamais plus grande que lorsqu'elle l'est pour tous. »
– C'est vrai, laisse-t-il tomber.
J'insiste pour qu'il m'explique l'articulation peu évidente entre sa vision de la France et sa vision du monde, mais le laconisme de sa réponse me laisse penser que je vais avoir du mal à l'accoucher. Frédéric Salat-Baroux, qui assiste à l'entretien et perçoit qu'on est là au cœur d'une question essentielle pour comprendre son patron, l'interroge.
– Quelles sont les racines de votre amour de la France ?
Chirac réfléchit, hésite, ne sait manifestement par quel bout commencer, puis se lance.
– Je dirais que… Je me sens français avant tout autre chose, mais, pour moi, ça ne comporte aucun élément de refus ou de rejet de quoi que ce soit ou de qui que ce soit. Je crois qu'effectivement, la France a vocation – elle l'a probablement eue tout au long de son histoire – à apporter au monde une certaine vision humaniste, et je ne vois donc pas de contradiction entre le fait d'avoir une vision humaniste de l'homme et de la société, fondée d'abord et avant tout sur le respect des autres, et le…
Les mots « amour de la France » ne sortent pas : a-t-il peur que cette simple déclaration soit prise indirectement pour un discours d'exclusion, l'expression d'un chauvinisme et d'un mépris des autres ? Je lui tends une perche.
– L'universalisme projeté hors de France par les Lumières aboutissait à nier les autres cultures…
– C'est tout à fait exact, mais c'était l'ambiance de l'époque. Les Lumières se cantonnaient à une partie de l'univers tel qu'il était alors ressenti… Je suis très fier d'être français, et je considère que lorsqu'on est français on doit porter autour de soi le respect, la paix et les valeurs de la démocratie.
– Comment exprimez-vous cet amour, et sur quoi porte-t-il ?
– J'estime qu'il ne faut pas le proclamer péremptoirement. Moi, je suis très attaché au respect de l'autre. On ne doit pas chercher à imposer la suprématie de ce que l'on est, ni de ce que l'on croit.
– Vous ne tenez pas à extérioriser votre amour de la France ?
– L'amour de la France, c'est dans le sang qu'il coule…
Jacques Chirac s'aperçoit que ses mots ne traduisent pas exactement ce qu'il souhaite dire. Il se reprend aussitôt : « Mais il y a des gens qui ont l'amour de la France sans être de sang français : il ne faut pas confondre. » Ce qu'il semble vouloir dire, c'est que l'amour de la France est indicible, qu'on le porte en soi. S'il a tant de mal à l'exprimer, c'est que ce sentiment-là relève de l'évidence, mais qu'en mettant cet amour en mots, il craint toujours de heurter les autres.
Notre conversation est hachée de nombreux silences. Il reprend.
– L'amour de la France marie un certain attachement à tout ce qu'elle incarne, ce qu'elle a de bon comme ce qu'elle a de moins bon. On est au fond attaché à tout cela. Mais je persiste à me montrer très prudent en ce domaine, car à force de dire qu'on aime la France – ce qui est profondément mon cas –, on finit volontiers par affirmer implicitement qu'au fond, la France, c'est bien mieux que les autres. Or j'ai la conviction que ce n'est pas ainsi qu' il faut exprimer sa fierté d'être français, même s'il est vrai que nous avons encore beaucoup de choses à apporter au monde…
Je fais remarquer au président qu'aucun de ses prédécesseurs, proches ou lointains, n'auraient pu prononcer de telles phrases, qui découlent de sa culture
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