L'inquisiteur
meilleur homme
qui soit au monde.
Salomon le tint aux épaules au bout de ses bras tendus, hocha
la tête avec un air de grande affection triste.
— En vérité, maître Novelli, je ne sais trop pourquoi
je suis là, lui dit-il. Je vous ai attendu devant la cathédrale, et ne vous
voyant pas sortir, je me suis senti appelé, non point par votre Dieu, mais par
un pressentiment de peine que je devais souffrir avec vous, ou tenter d’adoucir.
Je n’ai rien d’autre à vous offrir que les battements de mon cœur. Je ne sais
ce qu’ils valent, mais si vous voulez de moi, je veux bien m’agenouiller en
votre compagnie et répéter après vous les prières que vous direz. Ainsi, me
semble-t-il, doivent être les vrais amis, l’un épousant le chagrin de l’autre, quand
il ne peut le consoler, et espérant avec lui des jours meilleurs.
— Ne vous donnez pas cette peine, Salomon, répondit
Novelli. Tout est bien. Pardonnez-moi, je ne peux plus respirer ici. Nous nous
reverrons bientôt.
Il lui tourna brusquement le dos et courut vers le portail
ensoleillé, au fin bout de la nef. Gui de l’Isle l’appela mais il ne
répondit pas et sans se retourner leva le bras pour un signe d’adieu, ou un
salut au jour.
— Il est fou, dit l’évêque, pantois.
— Non, répondit Salomon d’Ondes. Il est brisé.
11
Jacques Novelli, revenu vers midi au couvent des frères
prêcheurs, s’en alla droit à la bibliothèque, en grande hâte et très désireux
de ne rencontrer personne dans les couloirs tant il craignait, en l’état où il
était, les regards de compassion et les paroles à dire. Parvenu sans encombre
dans son gîte il poussa derrière lui le verrou avec un soulagement de
pourchassé enfin à l’abri, puis s’avança dans la pénombre familière et laissa
aller la tête dans ses bras contre le rebord de la cheminée. Il lui fallait
maintenant raccommoder son esprit défait par les blessures subies aux
funérailles de son oncle, autant que par la déchirante amitié de Salomon d’Ondes,
miraculeusement offerte à l’instant le plus noir de sa débâcle. Car l’émotion
éprouvée aux paroles du juif était en vérité un alcool aussi fort que sa rage
contre les nobles. Elle ne l’enivrait pas moins, et sans doute l’emportait-elle
dans des tumultes plus profonds et plus durables que les grimaces de ces gens
gonflés de grands airs et de fiel qui avaient sali sa matinée. Ceux-là lui
apparaissaient déjà comme de vieilles défroques négligeables : le premier
vent après la tempête qui le tourmentait encore aurait tôt fait de les
disperser. Mais comment tempérer l’emballement de fraternité que Salomon d’Ondes
avait débridé en lui ? Il en tremblait à se rompre. Il se prit à désirer
mourir un jour pour cet homme en quelque bataille héroïque. « Jamais de ma
vie personne ne m’a tendu si bonnement, si simplement la main », se
disait-il. Il s’en émerveillait et s’effrayait aussi d’être indigne d’un pareil
cadeau. Et chaque fois qu’il essayait de se ramener en chemin raisonnable, les
sursauts de son cœur le poussaient à nouveau en rêve puéril.
Il fallait, pourtant, qu’il cesse de divaguer ainsi. Il se
planta en tête l’absolue nécessité d’amener Salomon à la religion catholique. Pour
cela il prierait jusqu’à perdre la voix, il jeûnerait jusqu’à la transparence, mais
il ne laisserait pas son seul ami véritable hors de l’amour de Dieu. Cette
résolution fermement renouvelée l’apaisa. Il s’en alla rallumer les deux
chandelles aux coins du lutrin et resta un long moment les mains posées sur la
reliure du registre d’inquisition où étaient tant de pauvres vies, de peurs, d’erreurs,
d’errances, tant de dure justice et si peu de pitié. Il avait beaucoup négligé
son travail, ces derniers jours. Sa charge de juge ecclésiastique ne lui pesait
plus guère maintenant, tant il était décidé à s’en délivrer, mais il ne pouvait
pas se conduire en fuyard. Les procès en cours devaient être menés jusqu’à leur
terme. Il voulut donc s’obliger à l’étude et se mit à feuilleter les comptes
rendus des interrogatoires qu’il avait autrefois imposés à des malchanceux sans
envergure. Autrefois ? Il lut, sur la page inachevée au milieu du cahier, la
date écrite à la plume grasse par frère Pélisson et soulignée d’un trait de
règle : « l’an du Seigneur 1321, le neuf du mois d’avril ». Il y
avait moins de trois
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