L'inquisiteur
n’aurions
jamais pu te rejoindre.
— C’est vrai, dit Novelli, c’est vrai.
Il tourna bride et se remit roidement en chemin, cherchant à
dissimuler l’émotion très joyeuse qui le bouleversait. Stéphanie fit trotter sa
mule à son côté, le regarda obliquement, le jugea fréquentable, et caressa son
poing serré sur les rênes.
— Mon Dieu, mon Dieu, murmura-t-il en regardant au loin
la route, que veut-on de moi ? Quelle sorte d’épreuve ces malandrins m’imposent-ils ?
Un jour ils me délaissent et le lendemain me poursuivent. Vont-ils encore me
faire mal avec leur affection que je ne comprends pas ?
— Salomon d’Ondes a l’air d’un brave homme, dit
Stéphanie.
— Je vais vers des jours difficiles. Crois-tu qu’ils
soient venus m’aider, me raffermir le cœur ? Écoute-les, ces fous. Ils m’accompagnent
en riant.
— Les oiseaux aussi.
— Hé, que m’importent les oiseaux ?
— Ils ne se soucient ni de bien, ni de mal. Ils sont
innocents, comme tes amis, contents de vivre, simplement.
— Pas moi, grogna Novelli.
Il se tut, le temps d’un coup d’œil aux feuillages
bruissants, puis ajouta, comme s’il condescendait à une concession magnanime :
— Il est vrai, tout de même, qu’il fait beau.
Il desserra le poing de sa bride et mêla ses doigts à ceux
de Stéphanie, mais son air resta sévère et embarrassé jusqu’à ce qu’ils
parviennent au gué d’un ruisseau où Vitalis et frère Bernard mirent pied à
terre pour se laver le visage. Comme ils s’attardaient à s’asperger en
braillant à la belle eau fraîche, dans l’ombre du sous-bois, Salomon poussa son
cheval sur le chemin montant et vint à la hauteur de Novelli.
— J’aurais voulu voyager seul avec vous et votre
compagne, dit-il, mais je n’ai pu empêcher frère Bernard de me suivre. Et où va
frère Bernard, Vitalis va.
Jacques, l’air maussade, examina son compagnon, le jugea de
bonne figure, faillit sourire (une allégresse de plus en plus vivace lui
remuait le cœur) mais choisit de retarder encore la paix, et planta le menton
dans sa poitrine. Il répondit, teigneux :
— Vous êtes trop haut perché sur votre foutue cavale, maître
Salomon. Parler avec vous m’indispose. Pardonnez-moi.
— Je comprends cela, dit le juif. J’éprouvais un
sentiment semblable quand vous étiez inquisiteur, et moi faux chrétien menacé
de prison. Converser avec vous me fut un travail très effrayant, je peux bien
vous l’avouer maintenant. Je vous voyais comme un aigle redoutable. J’ai
pourtant fait de mon mieux pour n’être pas croqué. Si j’avais tremblé devant
votre importance, où serais-je aujourd’hui ?
Jacques suffoqua. Quoi ? À l’instant où il allait
presque pardonner les traîtrises passées, voilà que ce châtré osait lui roter
tranquillement à la figure sa satisfaction de l’avoir, lui, Novelli, pauvre
naïf souffrant, roulé dans la farine. Il en fut si bouleversé qu’il prit son
souffle comme un homme qui se noie, bondit à terre, agita les bras, l’esprit en
feu, et soudain, dans un prodigieux coup de gueule libérateur, voua le juif aux
bites d’un millier d’ânes. Du coup, se sentant débondé, il ricana comme un
diable, et les pires jurons paysans qu’il s’interdisait depuis qu’il avait
revêtu sa première robe de moine lui remontèrent de l’enfance et lui sortirent
de la bouche avec une aisance charretière, une fougue, une telle joie de
revivre, après si longtemps de sommeil, que toutes ses peines nobles, pesanteurs
fraternelles et broussailles de cœur en furent arrachées de sa tête comme
poignées de vieille paille. Il saisit les rênes que tenait Salomon et les tira
si fort en arrière qu’il fit se cabrer le cheval. Le juif embrassa l’encolure, perdit
les étriers, ne put empêcher que son cul ne fuie sur le flanc de la bête et
glissa au sol en poussant des « ho, ho » de funambule qui perd son
fil. Il tomba assis dans l’herbe avec une rudesse rebondissante, les mains sur
la tête pour se garder des sabots piaffants. À peine eut-il le temps de geindre :
deux poings au col lui firent ravaler ses hoquets, et prestement remis sur pied
il lui fallut subir une ultime fulmination de postillons et de malédictions
pétaradantes avant que Novelli, à bout de souffle, le repousse comme l’on se
défait d’un agrippement de mauvaise bête. Salomon partit à reculons, battant l’air
de ses grandes ailes. Un arbre le sauva
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