Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
céda au vif désir d’entendre le son d’une voix humaine, ne fût-ce que celle de Job. Il toucha légèrement l’idiot du bout du pied, et celui-ci se réveilla avec une promptitude qui prouvait combien son repos était ordinairement court et troublé.
– Vous êtes bien maussade aujourd’hui, Job, dit Lionel s’efforçant de cacher sa faiblesse sous une gaieté affectée ; sans cela vous m’auriez demandé la raison qui m’a amené ici ce soir.
– Les enfants de Boston aiment leurs chapelles, répondit l’idiot.
– Oui, mais ils aiment encore mieux leur lit, et dans ce moment il y en au moins la moitié qui savourent une jouissance que vous paraissez apprécier.
– Job aime à manger et à avoir chaud.
– Et à dormir aussi, si j’en juge par votre assoupissement.
– Oui, dormir est assez doux. Job ne sent pas qu’il a faim lorsqu’il dort.
Lionel garda quelques instants le silence, touché des souffrances que Job venait d’exprimer, sans le savoir, avec un si touchant abandon ; enfin il continua :
– Mais j’espère voir arriver ici bientôt le prêtre, deux dames et le capitaine Polwarth.
– Job aime le capitaine Polwarth : il a toujours beaucoup de provisions.
– Ne penserez-vous donc jamais qu’à votre estomac, drôle que vous êtes ?
– Dieu a créé la faim, dit Job d’un air triste ; il a créé aussi les aliments ; mais le roi garde tout pour ses voraces habits rouges.
– Eh bien ! écoutez et soyez attentif à ce que je vais vous dire. Une des dames qui va venir ici est miss Dynevor ; vous connaissez miss Dynevor, Job ? la belle miss Dynevor !
Mais les charmes de Cécile n’avaient point fait sur l’idiot leur impression accoutumée, et il continua à regarder Lionel avec son apathie ordinaire.
– Assurément, Job, vous connaissez miss Dynevor ! répéta Lionel avec une humeur dont en tout autre moment il aurait été le premier à rire ; elle vous a donné bien des fois de l’argent et des vêtements.
– Oui, Mrs Lechmere est sa grand’mère.
C’était certainement la moindre recommandation de Cécile aux yeux de Lionel, qui s’arrêta un moment avant d’ajouter :
– Quels que soient ses parents, elle doit cette nuit même devenir ma femme. Vous serez témoin de la cérémonie, ensuite vous éteindrez les lumières et vous rendrez la clef de l’église au docteur Liturgy. Demain matin vous viendrez me voir et recevoir votre récompense.
L’idiot se leva avec un air d’importance singulière, et répondit :
– Ce qu’il y a de sûr, c’est que le major Lincoln va se marier et qu’il invite Job à ses noces. Maintenant Nab peut prêcher tant qu’elle le voudra sur l’orgueil et la vanité ; malgré tout ce qu’elle pourra dire, du sang est du sang, et de la chair est de la chair.
Frappé de l’éclair d’intelligence qui brillait dans les yeux de l’idiot, le major Lincoln lui demanda l’explication de cet étrange langage ; mais l’expression vague et immobile que la physionomie de Job avait reprise prouvait que ses pensées étaient rentrées dans leurs étroites limites, et avant qu’il eût le temps de répondre, un bruit soudain à l’entrée de la chapelle attira leur attention à tous deux. La porte s’ouvrit au même moment, et le docteur Liturgy, tout couvert de flocons de neige et enveloppé de sa redingote et d’un manteau, entra dans la grande nef avec gravité. Lionel s’avança pour le recevoir, et le conduisit à la chaise qu’il venait de quitter.
Lorsque le docteur se fut débarrassé des nombreux préservatifs qu’il avait pris contre le froid, il jeta un regard satisfait autour de lui, et le sourire bienveillant qu’il adressa à Lionel prouvait qu’il était content des apprêts qu’il avait faits.
– Je ne vois pas pourquoi l’on n’aurait pas toutes ses aises dans une église aussi bien que dans une bibliothèque, major Lincoln, dit-il en se rapprochant du poêle. C’est une idée puritaine de croire que la religion a quelque chose de lugubre ou de triste, et je ne vois point pourquoi nous ne chercherions pas à rendre le plus agréable possible pour nous et pour les autres l’endroit où nous sommes appelés à remplir les devoirs sacrés.
– C’est vrai, Monsieur, répondit Lionel en regardant avec inquiétude à travers une des croisées. Ma montre marque dix heures, cependant je ne les ai pas encore entendues sonner.
– Le froid dérange toutes les
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