Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
flétri, malgré son immobilité habituelle, était devenu plus livide encore, et ses lèvres tremblaient involontairement ; enfin elle réussit à s’exprimer, quoique les premiers mots qu’elle prononça fussent mal articulés.
– Peut-être m’accusez-vous d’indifférence, cousin Lionel, lui dit-elle ; mais il y a des sujets qui ne peuvent être traités convenablement qu’entre proches parents. J’espère que vous avez laissé sir Lionel Lincoln en aussi bonne santé que peut le permettre sa maladie mentale ?
– Du moins on me l’a dit, Madame.
– Y a-t-il longtemps que vous ne l’avez vu ?
– Il y a quinze ans ; on m’a dit depuis lors que ma vue redoublait son délire, et le médecin défend qu’il voie personne. Il est toujours dans le même établissement près de Londres, et comme ses moments lucides deviennent de jour en jour plus longs et plus fréquents, je me berce souvent de la douce illusion de voir mon père rendu à ma tendresse. Cet espoir est justifié par son âge, car vous savez qu’il n’a pas encore cinquante ans.
Un long et pénible silence suivit cette intéressante communication ; enfin Mrs Lechmere dit d’une voix tremblante qui toucha profondément Lionel, puisqu’elle prouvait son bon cœur et l’intérêt qu’elle prenait à son père.
– Ayez la bonté de me donner un verre d’eau que vous trouverez dans le buffet ; excusez-moi, cousin Lionel, mais ce sujet est si pénible que je ne saurais penser sans que mes forces m’abandonnent. Je vais me retirer quelques instants, si vous le permettez, et je vous enverrai ma petite-fille ; je suis impatiente que vous fassiez connaissance avec elle.
La solitude était en ce moment trop d’accord avec les sentiments de Lionel pour qu’il cherchât à la retenir, et les pas chancelants de Mrs Lechmere, au lieu de suivre Agnès Danforth, qui était également sortie pour aller chercher Cécile, se dirigèrent vers une porte qui communiquait à son appartement particulier.
Pendant quelques minutes le jeune homme marcha à grands pas sur les lions de Lechmere avec une rapidité qui semblait égaler celle que l’artiste s’était efforcé de leur donner en peinture. Tandis qu’il parcourait dans tous les sens le petit salon, ses yeux se promenaient vaguement sur les riches boiseries où se trouvaient les champs d’argent, d’azur et de pourpre des différents écussons, et avec autant d’indifférence que s’ils n’eussent pas été couverts des emblèmes distinctifs de tant de noms honorables.
Cependant il fut bientôt tiré de sa rêverie par la soudaine apparition d’une personne qui s’était glissée dans l’appartement, et s’était avancée jusqu’au milieu avant qu’il se fût aperçu de sa présence. Une tournure gracieuse, les contours les plus séduisants, les proportions les plus parfaites, et avec cela une physionomie expressive où la grâce s’alliait si heureusement à la modestie, que son air seul commandait le respect, en même temps que ses manières étaient douces et insinuantes ; c’en était bien assez sans doute pour suspendre à l’instant la marche un peu désordonnée d’un jeune homme qui eût été encore plus distrait et moins galant que celui que nous avons essayé de dépeindre.
Le major Lincoln savait que cette jeune personne ne pouvait être que Cécile Dynevor, l’unique fruit du mariage d’un officier anglais, mort depuis longtemps, avec la fille unique de Mrs Lechmere, qui était aussi descendue prématurément au tombeau ; elle le connaissait donc trop bien de réputation, et elle lui était alliée de trop près pour que, accoutumé au monde comme il l’était, Lionel éprouvât l’embarras qu’un jeune novice aurait pu ressentir à sa place, de se voir obligé d’être son propre introducteur. Il s’approcha d’un air assez aisé, et avec une familiarité que la parenté et les circonstances semblaient permettre, quoiqu’elle fût tempérée par un vernis de politesse. Mais la réserve avec laquelle la jeune dame répondit à ses avances était si visible, que, lorsqu’il eut fini son salut, et qu’il l’eut conduite jusqu’à un siège, il éprouva autant de gêne que s’il se fût trouvé seul pour la première fois avec une dame à laquelle il eût brûlé depuis plusieurs mois de faire l’aveu le plus délicat.
Soit que la nature ait donné à l’autre sexe plus de tact et de présence d’esprit pour ces sortes
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