Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 - Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu
des
Croates sonner la retraite. Au tournant de la rue, ils avaient fait
halte ; une de leurs sentinelles attendait là, derrière
l’angle de la maison commune : on ne voyait que la tête de son
cheval. Quelques coups de fusil partaient encore.
– Cessez le feu ! cria le
commandant.
Et tout se tut ; on n’entendit plus que
la trompette au loin.
La cantinière fit alors le tour des rangs à
l’intérieur pour verser de l’eau-de-vie aux hommes, tandis que sept
ou huit grands gaillards allaient puiser de l’eau à la fontaine,
dans leurs gamelles, pour les blessés, qui tous demandaient à boire
d’une voix pitoyable.
Moi, penché hors de la fenêtre, je regardais
au fond de la rue déserte, me demandant si les manteaux rouges
oseraient revenir. Le commandant regardait aussi dans cette
direction, et causait avec un capitaine appuyé sur la selle de son
cheval. Tout à coup le capitaine traversa le carré, écarta les
rangs et se précipita chez nous en criant :
– Le maître de la maison ?
– Il est sorti.
– Eh bien… toi… conduis-moi dans votre
grenier… vite !
Je laissai là mes sabots, et me mis à grimper
l’escalier au fond de l’allée comme un écureuil.
Le capitaine me suivait. En haut, il vit du
premier coup d’œil l’échelle du colombier et monta devant moi. Dans
le colombier il se posa les deux coudes au bord de la lucarne un
peu basse, se penchant pour voir. Je regardais par-dessus son
épaule. Toute la route, à perte de vue, était couverte de
monde : de la cavalerie, de l’infanterie, des canons, des
caissons, des manteaux rouges, des pelisses vertes, des habits
blancs, des casques, des cuirasses, des files de lances et des
baïonnettes, des lignes de chevaux, et tout cela s’avançait vers le
village.
– C’est une armée ! murmurait le
capitaine à voix basse.
Il se retourna brusquement pour redescendre,
mais s’arrêtant sur une idée, il me montra le long du village, à
deux portées de fusil, une file de manteaux rouges qui
s’enfonçaient dans un repli de terrain derrière les vergers.
– Tu vois ces manteaux rouges ?
dit-il.
– Oui.
– Est-ce qu’un chemin de voiture passe
là ?
– Non, c’est un sentier.
– Et ce grand ravin qui le coupe au
milieu, droit devant nous, est-ce qu’il est profond ?
– Oh ! oui.
– On n’y passe jamais avec les voitures
et les charrues ?
– Non, on ne peut pas.
Alors, sans m’en demander davantage, il
redescendit l’échelle à reculons, aussi vite que possible, et se
jeta dans l’escalier. Je le suivais ; nous fûmes bientôt en
bas, mais nous n’étions pas encore au bout de l’allée, que
l’approche d’une masse de cavalerie faisait frémir les maisons.
Malgré cela, le capitaine sortit, traversa la place, écarta deux
hommes dans les rangs et disparut.
Des milliers de cris brefs, étranges,
semblables à ceux d’une nuée de corbeaux :
« Hourrah ! hourrah ! » remplissaient alors la
rue d’un bout à l’autre, et couvraient presque le roulement sourd
du galop.
Moi, tout fier d’avoir conduit le capitaine
dans le colombier, j’eus l’imprudence de m’avancer sur la porte.
Les uhlans, car cette fois c’étaient des uhlans, arrivaient comme
le vent, la lance en arrêt, le dolman en peau de mouton flottant
sur le dos, les oreilles enfoncées dans leurs gros bonnets à poils,
les yeux écarquillés, le nez comme enfoui dans les moustaches, et
le grand pistolet à crosse de cuivre dans la ceinture. Ce fut comme
une vision, je n’eus que le temps de me jeter en arrière ; je
n’avais plus une goutte de sang dans les veines, et ce n’est qu’au
moment où la fusillade recommença que je me réveillai comme d’un
rêve, au fond de notre chambre, en face des fenêtres brisées.
L’air était obscurci, le carré tout blanc de
fumée. Le commandant se voyait seul derrière, immobile sur son
cheval, près de la fontaine ; on l’aurait pris pour une statue
de bronze, à travers ce flot bleuâtre, d’où jaillissaient des
centaines de flammes rouges. Les uhlans, comme d’immenses
sauterelles, bondissaient tout autour, dardaient leurs lances et
les retiraient ; d’autres lâchaient leurs grands pistolets
dans les rangs, à quatre pas.
Il me semblait que le carré pliait ;
c’était vrai.
– Serrez les rangs ! tenez
ferme ! criait le commandant de sa voix calme.
– Serrez les rangs ! serrez !
répétaient les officiers de distance en
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