Marco Polo
balbutiai-je sur le
ton de l’excuse, m’adressant au tapis d’ivoire tressé sur lequel mon front
était à présent écrasé, et de ce fait fort douloureux.
— Allons, relève-toi, me pria-t-il d’une voix
affable. Continuons à nous appeler Marco et Chingkim. Il sera bien temps
d’égrener mes titres lorsque mon père ne sera plus de ce monde, et je pense que
ce n’est pas de sitôt. Relève-toi, Marco, et viens faire la connaissance de tes
deux nouvelles servantes, Biliktu et Buyantu. Ce sont d’excellentes jeunes
Mongoles, sélectionnées par mes soins à ton intention.
Les demoiselles enchaînèrent quatre ko-tou devant
Chingkim, puis quatre autres destinés à nous deux, et quatre derniers pour moi
en particulier. Je marmonnai, éberlué :
— Je croyais qu’on allait m’attribuer des statues.
— Des statues ? reprit Chingkim en écho. Ah,
oui, parce qu’elles sont de vingt-deux carats ! C’est le système imaginé
par mon père pour les évaluer. Si tu consens à me faire servir un verre de la
potion qui éclaircit les idées, je te l’expliquerai volontiers.
J’en donnai aussitôt l’ordre, demandai pour moi du cha, et les deux jeunes filles s’inclinèrent avant de disparaître en direction
des cuisines. D’après leurs noms et leur ressemblance frappante, j’avais déduit
qu’il s’agissait de deux sœurs. Elles devaient avoir mon âge et étaient bien
plus jolies que la moyenne des autres femmes de leur race que j’avais vues
jusque-là. Il ne faisait aucun doute qu’elles éclipsaient largement celles,
d’âge moyen, qu’on avait assignées au service de mon père et de mon oncle.
Lorsqu’elles revinrent avec nos boissons et que Chingkim et moi nous fumes
assis sur deux bancs face à face, délicatement rafraîchis par les éventails
qu’agitaient les servantes, je m’aperçus qu’elles étaient jumelles, d’une
beauté égale et vêtues de costumes identiques. Il faudrait que je leur demande
de s’habiller différemment, pensai-je, afin de pouvoir mieux les distinguer. Au
fait, lorsqu’elles étaient déshabillées, qu’est-ce que cela pouvait bien
donner ? Car cette pensée me vint bien sûr aussitôt à l’esprit, mais je la
laissai filer, absorbé par ce que me disait le prince, lequel, après avoir bu
longuement, s’était remis à parler.
— Mon père, comme tu le sais, a quatre épouses.
Elles le reçoivent tour à tour dans leur yourte, mais...
— Leur yourte ? l’interrompis-je.
Il éclata de rire.
— C’est ainsi qu’on les appelle, bien que,
évidemment, nul Mongol des plaines ne les reconnaîtrait comme telles. Au vieux
temps où nous étions nomades, vois-tu, un seigneur mongol installait ses femmes
dans quatre endroits bien séparés de son territoire, chacune dans sa yourte, de
sorte que, où qu’il se trouve, il n’ait pas à passer la nuit seul. Maintenant,
bien sûr, les « yourtes » sont de splendides palais bâtis en des
lieux bien plus peuplés que les bok de nos ancêtres. Quatre épouses,
donc quatre palais. Ma mère dispose pour elle seule d’une domesticité
permanente de plus de trois cents personnes. Des dames de compagnie aux valets
de pied en passant par les médecins, les coiffeurs, les esclaves, les habilleuses
et les astrologues... Mais j’ai dévié du sujet, je voulais t’expliquer les
carats.
Il fit une pause pour se frotter doucement le visage,
prit le temps d’absorber une longue goulée de son remontant et poursuivit en
ces termes :
— Je pense qu’à l’âge qu’a mon père aujourd’hui,
il est parfaitement capable de se contenter de ses quatre épouses légitimes,
même si celles-ci ont pris quelques années. Mais il existe une vieille coutume
qui consiste à ce que toutes les régions de son vaste empire, jusqu’à la
Pologne ou l’Inde aryenne, lui envoient, chaque nouvelle année, la fine fleur
de leurs jeunes vierges. Il ne peut décemment les prendre toutes comme
concubines, ni même comme servantes, mais il ne peut pas non plus faire
l’affront à ses sujets de refuser leurs cadeaux. Il fait donc distribuer ces
moissons annuelles de jeunes filles afin de n’en conserver qu’un nombre
raisonnable.
Chingkim vida son gobelet, et à peine l’avait-il passé
sans regarder au-dessus de son épaule que déjà Biliktu (ou Buyantu) l’avait
saisi et s’éloignait en trottinant.
— Chaque année, reprit-il, quand les jeunes
vierges sont livrées aux ilkhans et aux wang des
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