Marguerite
?
Ovide acquiesça. Il avait rencontré le juge de Bonne à Québec, et celui-ci ne décolérait pas depuis que Bédard et sa clique l’avaient obligé { retirer sa candidature { l’élection de 1804.
— Imaginez un moment qu’il arrive { Chambly un accident. Un malheur si terrible qui ferait s’écrouler toutes les ambitions de ses marchands ?
— Un malheur de quel genre ? fit Ovide, qui ne voyait pas du tout où le notaire voulait en venir.
Au lieu d’aller directement au but, Pétrimoulx préféra emprunter un chemin escarpé pour donner le temps à Ovide de tirer lui-même ses propres conclusions.
— Vous savez que chez nos voisins d’en face, les habitants du fief Jacob, le mécontentement se fait de plus en plus sentir, lança prudemment le notaire.
— Ah, bon ? fit Ovide. J’ignore tout de ce mécontentement.
Il observa son hôte. C’était un bizarre de personnage {
l’allure ténébreuse, presque terrifiante. Le notaire Médard Pétrimoulx tenait sans doute de son grand-père, un capitaine au long cours qui s’était fait marchand à Québec, avec ses cheveux longs et noirs qu’il attachait simplement d’un ruban,
{ l’ancienne mode, sans bourse de cheveux pour les retenir.
Il évoquait ces horribles boucaniers aux visages ornés d’une affreuse moustache qu’on voyait dans la célèbre Histoire des aventuriers flibustiers brandissant une longue dague dangereusement pointue. Au contraire de ses contemporains - et sans doute pour forcer cette vive impression - il arborait une fine moustache dont il aimait en étirer les pointes en réflé-
chissant. Sa taille dégingandée supportait mal la rudesse des chaises droites et les vêtements serrés. Aussitôt le dernier client sorti de son étude, le notaire dénouait machinalement sa cravate pour se mettre { l’aise. Assis confortablement dans un fauteuil, ses longues jambes allongées et nonchalamment croisées, il avait laissé ses habits crottés de jardinier et avait enfilé une veste de velours vert qui laissait voir une chemise blanche au col ouvert. Ce laisser-aller plut tout de suite à Rouville, lui qui avait tant souffert et qui souffrait encore des manies d’officier de son père, chez qui la discipline militaire s’érigeait en vertu. Ovide se demanda sur quelle mer agitée ce forban l’entraînait, car pour l’instant, son raisonnement lui semblait aussi biscornu qu’un discours des demoiselles de Niverville.
— Les habitants du fief Jacob doivent parcourir des lieues pour obtenir les services de la religion. Ils appartiennent à la paroisse de Chambly, mais sont plus près de Belœil, en distance. Ces pauvres gens rêvent d’avoir leur propre paroisse avec une église rapprochée de leurs habitations, expliqua le notaire. Comment réagiraient ces paroissiens si un grand malheur arrivait subitement { l’église de messire Bédard ?
Ovide examina cette éventualité. L’église était l’âme d’un village. Qu’arriverait-il en effet à Chambly si son église subissait de graves dommages ? Pour la réparer ou la reconstruire, il fallait obtenir le double consentement de Monseigneur l’évêque et du gouverneur. Et si un malheur survenait à Chambly, les habitants du fief Jacob, bien rnanœuvrés, pourraient profiter de ce désarroi pour reven-diquer cette paroisse qui leur tenait { cœur.
— J’avoue ne jamais avoir envisagé la situation sous cet angle, fit innocemment le jeune homme qui voyait déjà partir des quais de Pointe-Olivier des bateaux chargés de marchandises - bois, blé, fourrages, victuailles - pendant que Chambly périclitait en se débattant dans des problèmes sans fin.
Il jongla un moment avec l’idée de Pétrimoulx en buvant une autre gorgée de ce vin qui, décidément, était excellent, et s’enfonça dans son fauteuil, mais attendit avant de se commettre.
« Diantre, se dit le notaire in petto en tentant de déchiffrer les pensées de son visiteur. Il est plus malin que je ne le croyais. » Son regard de corbeau cherchait celui du jeune homme pour y déceler une trace de ruse ou de méfiance, mais celui-ci se dérobait habilement.
Les années passant, Ovide avait pris du coffre et de la rouerie. Ses petits yeux noirs et enfoncés de fouine rappelaient, { ceux qui l’avaient connu, son grand-père, René-
Ovide de Rouville, le juge retors et honni. Pétrimoulx l’avait bien jaugé. Le jeune Rouville serait un allié qui pouvait se révéler intéressant.
— Nous
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