Mon frère le vent
tu aimes — ta mère, Chagak, Kayugh ? Et Samig et Takha ? »
Kiin posa la tête au creux de son coude, fermant son esprit à la douleur de ses mains.
« Écoute. Écoute et dis-moi ce que tu entends. »
D'abord, il n'y eut que le vent, les cris des oiseaux, le fracas des vagues sur les rochers. Puis, comme un chant au-dessus des bruits de la terre, la voix de Shuku qui s'élevait comme s'il l'appelait.
— Shuku, murmura Kiin.
« Oui, Shuku. »
Kiin banda ses muscles et redoubla d'efforts.
Une fois sur la corniche, Kiin y planta les talons et resta sans bouger pour laisser reposer les muscles de ses jambes. La peau de ses orteils était arrachée et le sang
gouttait de la plante de ses pieds, maculant les plumes des nids de guillemots.
« La corde, la corde, dit sa voix. Elle pourrait se rompre. Hisse-toi. Allez ! »
— Ça suffit. Laisse-moi tranquille, laisse-moi souffler.
Pourtant, elle obéit. La crainte soudaine que la voix ait raison lui donna de la force et elle se hissa jusqu'au moment où elle eut les pieds à plat sur le rebord et puisse soulager le haut de son corps sur le replat.
Elle tenait toujours la corde mais tendit la main pour l'agripper au-dessus de la partie effritée. Elle resta longtemps immobile mais les pleurs de Shuku finirent par l'arracher à son engourdissement et elle se retrouva enfm au sommet, parmi les herbes et les pierres. Elle demeura allongée, respirant bruyamment, toujours agrippée à la corde, comme si ses mains ne savaient plus que saisir et tirer.
Les pleurs de Shuku semblaient plus forts et les bruits de la mer plus doux.
— Shuku ! Shuku ! appela-t-elle.
Les pleurs cessèrent pour reprendre immédiatement. Kiin se mit à quatre pattes et le rejoignit.
Il avait le visage tout rouge, les mains et les joues tout sales. Quand il vit sa mère, il pleura de plus belle et lui tendit les bras. Elle le prit sur ses genoux, s'allongea sur l'herbe et souleva son suk en lambeaux pour qu'il puisse téter. Kiin ne regarda pas ses mains. La douceur de la peau de Shuku adoucissait la douleur.
Soupirant, les yeux posés au loin sur la mer du Nord, elle vit les œufs mouchetés alignés au bord de la falaise comme un jeu de coquillages et de galets avec lequel s'amuserait un enfant de géant. Alors, malgré la douleur, malgré la fatigue, elle se mit à rire.
— Oh, Shuku... Nous avons des œufs. Tant d'œufs. Assez pour tenir jusqu'à la plage des Commerçants.
56
Chasseurs de Baleines
île de Yunaska, îles Aléoutiennes
— Quelle île ? demanda Roc Dur en sortant de sa chambre.
— L'île des Quatre Eaux, répondit Pieds Rouges, debout près du rondin à encoches, tenant à deux mains une canne qu'il leva pour frapper à plusieurs reprises les nattes d'herbe tissée de l'ulaq.
— Cette petite île-là, tu es sûr ? insista Roc Dur avec lenteur, en fronçant les sourcils.
Pieds Rouges posa sa canne sur le rondin et s'assit.
— Je les ai vus de mes yeux. Je les ai entendus de mes oreilles.
— Tu as vu des morses avant ?
— Dans l'océan.
— Ce n'est pas la même chose. Peut-être s'agit-il de lions de mer ?
— Non.
— Combien ?
— Trop pour compter.
— Mangeur de Poissons a été le premier à les repérer ?
— Oui.
— Va le chercher.
Mais comme Pieds Rouges se levait pour partir, Roc Dur le retint.
— Attends. J'y vais. Je dois aussi voir quelqu'un d'autre.
Sur ce il attrapa son suk au crochet et grimpa au rondin avant que Pieds Rouges ne puisse répliquer.
Kukutux entendit les hommes arriver et s'écarta du tronc d'arbre pour s'appuyer au fond de l'ulaq. Ils parlaient haut. Étaient-ils courroucés ?
Puis elle entendit rire, et Roc Dur descendit sans même s'être annoncé. Trois chasseurs le suivaient : Pieds Rouges, Mangeur de Poissons et Phoque Mourant. La voyant ratatinée dans un coin, ce dernier fut le seul à la saluer. Kukutux en fit autant puis s'accroupit, adossée au mur.
— Waxtal est là ? s'enquit Roc Dur après avoir marché en tous sens.
Il s'interrompit pour lancer un regard perçant dans le coin où se tenait Kukutux.
— Waxtal est là ? réitéra-t-il.
— Dans sa chambre, mais il prie, répondit-elle, étonnée que l'homme n'entende pas le chant haut perché.
Roc Dur était debout, immobile, mains le long du corps, incertain quant à l'attitude à adopter.
— Quand aura-t-il fini ? demanda Phoque Mourant.
— Qui peut dire ? fit Kukutux en se relevant pour gagner la
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