Mon frère le vent
au-dessus du bruit des vagues et de l'appel des mouettes, elle croyait entendre la voix de Waxtal, sa mélopée nasillarde aux sons rudes et peu assurés qui semblaient transpercer son crâne.
Que sais-tu des incantations et des pouvoirs d'un chaman ? se tança-t-elle. Qui es-tu pour t'autoriser à critiquer autrui ?
Elle s'accroupit à l'abri du vent et, à l'aide d'une mèche de cheveux, noua des entrailles de poisson à son hameçon. La mer reculait mais l'eau était encore suffisamment profonde pour pêcher depuis le haut d'un rocher qui s'avançait dans l'eau au sud de la plage. Elle déroula une longueur de ligne fixée à son bâton, noua un petit galet pour faire du poids et jeta sa ligne. Ce faisant, elle chantait comme sa mère lui avait appris :
Poisson, donne-toi à mon hameçon.
Nourris mes enfants.
Je t'honorerai.
Simples mots répétés encore et encore.
Elle sentit enfin sa ligne tirer, l'enroula et prit un beau menhaden. Elle répéta sa manœuvre. Avant que la marée ne soit trop basse pour pêcher dans les rochers, elle avait attrapé six menhadens qui luisaient dans son sac.
Six menhadens ! Elle songea aux jours d'hiver sans nourriture, aux nuits à mâcher des bandes de cuir de phoque pour faire croire à sa bouche que c'était de la nourriture. Approchant de chez elle, elle entendit Waxtal qui chantait toujours. Peut-être avait-il des pouvoirs, finalement. En tout cas, celui d'appeler des poissons.
55
Péninsule d'Alaska
Toute une lune, Kiin longea le rivage, suivant les plages et péchant des clams, trouvant des oursins à marée basse. Parfois, elle passait de petites îles dont les falaises de pierre vivaient au vacarme des alques et des guillemots qui y nichaient. Mais elle ne pouvait y parvenir sans ik, aussi détournait-elle le visage des oiseaux des falaises pour tenter d'oublier le goût des œufs fraîchement pondus, durcis dans l'eau ou gobés.
Ce jour-là, elle avait marché sous la pluie et lutté contre le vent qui soufflait de la mer du Nord. Son panier protégeait de l'eau le bas de son dos et Shuku faisait un petit paquet chaud contre sa poitrine, mais elle savait qu'il lui faudrait probablement passer la nuit dans le froid et l'humidité, recroquevillée sous des peaux de phoque qui n'empêcheraient pas le froid de pénétrer.
N'oublie pas pourquoi tu marches, se dit-elle. Qu'est-ce qu'un peu de pluie si tu dois bientôt te retrouver au milieu de ton peuple ?
Elle entonna un chant dont le rythme l'aida à maintenir la cadence de ses pas. À la tombée de la nuit, elle chercha un endroit protégé qui l'abriterait des intempéries.
Le gravier de la plage était parsemé de pierres lisses roulées par l'eau, de la taille d'œufs de mouettes. Cela rendait sa progression difficile, mais elle préférait cela à l'herbe détrempée au-dessus de la ligne des eaux.
S'étant arrêtée pour regarder dans toutes les directions dans l'espoir de trouver un affleurement rocheux, Kiin remarqua trois énormes roches à la base d'une colline proche. C'était assez loin du rivage pour ne pas être atteint par la marée haute. Kiin réussirait peut-être à se fabriquer une tente.
Elle porta Shuku jusqu'aux rochers, ôta sa bande frontale et posa son panier. L'enfant se mit à geindre et Kiin lui dit de se taire tout en tirant de son panier ses peaux de phoque. Elle planta son bâton pour faire un poteau central sur lequel elle drapa ses peaux de phoque à l'intérieur du demi-cercle des rochers. Le sol était mouillé, mais les peaux arrêtaient la pluie tandis que les rochers la préserveraient du vent. Il y avait pire endroit pour passer la nuit.
Kiin sortit Shuku de son parka. Il émit de petits bruits de succion.
— Tu as donc faim, s'exclama-t-elle en riant.
Elle n'avait plus de viande séchée mais il lui restait du poisson et du rhodiola. Elle donna un morceau de poisson à Shuku puis mâchonna un morceau de rhodiola. Elle recracha la racine mâchée puis pressa la pâte sur les lèvres de Shuku. Il fit la grimace, mais mangea ce qu'elle lui donnait.
— Nous devrons bientôt nous arrêter pour pêcher, dit-elle à son fils.
Songeant aux oiseaux des îles qu'ils avaient dépassées et aux œufs, elle tenta d'oublier la faim qui la tenaillait.
Shuku répondit à sa mère en un flot de mots enfantins. Kiin le prit sur ses genoux et souleva son suk pour le laisser téter. Elle s'autorisa un petit bout de poisson qu'elle mâcha très lentement afin d'en savourer le
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