Mon frère le vent
six étés ? Ce fut un hiver très rude.
— Mais nous n'avons pas souffert de la faim.
— Tu as raison.
Kayugh se releva.
— Je vais dormir. Dis aux femmes d'être prêtes demain soir pour la viande.
Il sourit mais Chagak voyait bien que cela ne venait pas du cœur. Elle l'observa gagner sa chambre et entendit bientôt les bruits étouffés des nattes d'herbe et des fourrures de nuit.
Demain, de la viande, songea-t-elle. Elle se souvint des fois où ses bras étaient douloureux à force de tanner des peaux de phoque, où ses yeux la brûlaient à cause de la fumée des feux mourants. Elle aurait voulu avoir encore cette chance.
Le couteau glissa et Waxtal leva les yeux sur le ciel matinal nuageux pour hurler sa rage. Il jeta sa lame, se
mit debout et s'étira. Ses yeux tombèrent sur l'ivraie qu'il avait arrachée la veille au soir. Il fronça les sourcils puis hocha la tête. Il devait quitter cet endroit ; les esprits de l'herbe étaient furieux et repoussaient son couteau.
Il rangea ses outils et tenta d'oublier les gémissements de son estomac. Il noua la défense au fond de son ikyak, la fixant au bouchain de la coque.
Ceci est un bon ikyak, songea Waxtal en laissant ses mains courir sur les peaux de lion de mer tendues qui recouvraient l'armature. Il l'avait construit peu après leur arrivée sur la plage des Commerçants, façonnant la coque à la manière des Chasseurs de Baleines. Il avait demandé conseil à Samig mais avait fait le bateau lui-même, sans l'aide de quiconque excepté Coquille Bleue, qui s'était chargée de coudre la couverture en peau de lion de mer.
Il rit en repensant aux commentaires furieux de Kayugh et de Longues Dents quand ils durent construire les autres ulas. Que lui importait ? Son ulaq à lui avait été creusé en premier et était achevé. Lui et sa femme étaient au chaud. D'ailleurs, à l'époque il portait le deuil de Qakan, son unique fils. Quel chagrin était plus fort que celui-là ?
Même perdre un village et une épouse ne pouvait s'y comparer. Mais tout sculpteur devait sacrifier une part de sa vie à son œuvre. Le talent se mérite.
— J'ai fait le meilleur choix, lança Waxtal à voix haute. Je n'ai plus d'ulaq, mais j'ai l'ivoire et ce bel ikyak. Peut-être même ce savoir — construire un ikyak à la manière des Chasseurs de Baleines — me suffira à trouver de quoi manger pour l'hiver.
A peine eut-il prononcé ces mots qu'un frisson resserra les muscles de son dos, comme si les esprits se gaussaient de lui.
Il crut alors entendre un murmure, peut-être apporté par le vent, peut-être venu de son ikyak ou de son ivoire : « Tu n'as ni huile, ni nourriture. Que mangeras-tu ? Tu n'as ni village ni ulaq. Où iras-tu ? »
— Vers Kiin.
Mais les mots étaient comme morts dans sa bouche. Le mari de Kiin était chaman, suffisamment puissant pour obliger les Chasseurs de Morses à accepter Waxtal dans leur village. Et si Kiin ne voulait pas de lui ? Waxtal refoula l'image soudaine de sa fille accroupie à ses pieds tandis qu'il levait sa canne sur elle.
— Ce ne fut pas une bonne fille, lança-t-il au vent et aux défenses. Elle ne serait jamais devenue l'épouse d'un chaman si je n'avais pas chassé son obstination à coups de trique.
Peut-être était-il préférable de ne pas rejoindre Kiin. Waxtal ne disposait que d'une journée de nourriture. Il fallait de nombreux jours jusqu'au village Morse, surtout si l'on ne coupait pas par la mer du Nord. Un chasseur seul ne serait pas fou au point de quitter le rivage de vue.
Waxtal regarda à l'ouest, dans la direction qu'avaient prise les commerçants. Il y avait des villages Premiers Hommes à seulement quelques jours à l'ouest de la baie des Commerçants. S'il ne rattrapait pas les marchands, du moins trouverait-il peut-être une nouvelle demeure chez des gens qui apprécieraient ses talents.
Les chasseurs partirent avant le lever du soleil, les ikyan lestés de pierres, contenant chacun des vessies d'huile pour les lampes de chasseur, de la graisse de phoque pour boucher les trous ou les coutures béantes des couvertures d'ikyak. Fixés au-dessus des embarcations, des pagaies de rechange, des flotteurs en peau de phoque, des bobines de fil de varech et des pointes de harpon.
Samig portait deux parkas et, par-dessus, un chigadax imperméable à capuchon en œsophage de lion de mer et un chapeau de baleinier en bois à bord incliné. Ce n'était pas le chapeau qu'il avait reçu au
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