Mon frère le vent
Kiin. Ils comptaient plus que le froid qui l'enserrait comme un suk en plume de macareux.
Samig tendit les bras au ciel, leva bien haut sa pagaie et, quand il appela, la voix résonnait avec la force de celle d'un chasseur.
— Qu'importe si je ne puis chasser ? Qu'importe qui je suis ? Je ramasserai des baies avec les femmes si cela peut aider mon peuple. J'irai pêcher des oursins le long de la plage, comme un vieillard. Moi, je ne compte pas. Mais ne laissez pas mon peuple mourir de faim. Ne leur donnez pas un hiver de douleur et de froid. Protégez-les de la maladie qui vient dans le corps et l'esprit quand sévit la famine.
Un moment, les mots semblèrent assez forts pour emplir le ciel. Puis, comme la pluie, ils tombèrent. Et il n'y eut rien. Nul son hormis celui des vagues, nulle couleur hormis le gris de la plage, de l'eau et des nuages.
Les esprits des baleines ne m'entendent pas, se dit Samig. Pourtant, une fois encore, la pagaie baissée, la tête inclinée, lourde de chagrin, il dit :
— Je vous en prie, sauvez mon peuple.
La nuit suivante, Kayugh et Longues Dents rentrèrent d'une expédition. Ils rapportèrent un caribou, la viande enveloppée en deux paquets si lourds que les hommes ployaient.
— Nous en avons caché un autre, héla Kayugh à leur adresse au-dessus de leurs chants pleins d'excitation.
Cette nuit-là, Samig revint, les traits tirés comme ceux d'un vieillard. Ainsi Kayugh sut que son fils avait jeûné.
Il éprouva une brutale culpabilité à l'idée de son ventre plein, du goût de la viande de caribou encore accrochée à ses dents, l'odeur de la graisse de caribou dont il s'était frotté les mains. Mais comme il aidait son fils à tirer son ikyak, il remarqua que les bras de son fils étaient vigoureux et que ses mains ne tremblaient pas. Une fois l'embarcation hors d'eau, Samig tendit la main, passa deux doigts sur le dos de la main de Kayugh, les porta à sa bouche puis leva sur son père des yeux interrogateurs, un sourire se dessinant peu à peu sur son visage.
— Caribou, dit Kayugh en se mettant à rire. Longues Dents en a pris un et moi un.
Samig hurla de joie et enlaça son père. Surpris, Kayugh voulut se dégager mais, riant toujours, il serra son fils dans ses bras.
— Tu as prié ? demanda-t-il. Tu as jeûné ?
— L'habileté est avec le chasseur. Quelle lance surpasse celle de Kayugh ?
Kayugh s'apprêtait à encenser Samig quand sa gorge se bloqua. Il serra alors de nouveau son fils contre lui puis, s'emparant de l'ikyak de Samig, il le porta aux claies et le rangea avec soin afin qu'une légère brise le sèche. Après quoi ils se rendirent dans leurs demeures où les femmes attendaient.
Cette nuit-là, dans sa chambre, le ventre plein, Samig était allongé immobile tandis que Trois Poissons lui frottait le dos.
La torpeur lui tirait les paupières et il se détendit sous la pression des doigts de sa femme. Les pensées de Samig retournèrent à son abri de jeûne. Il songea à la nécessité qui l'avait poussé, encore perdu dans son sommeil, à sortir en bateau.
Samig releva le front et demanda :
— Crois-tu qu'il existe un esprit supérieur à celui des baleines ? Qui réunisse l'homme et l'animal dans la compréhension ?
Trois Poissons couvrit de ses doigts la bouche de Samig et murmura dans l'obscurité :
— Époux, rien n'est supérieur à l'esprit des baleines. Pourquoi pareille question ? Calme-toi. Endors-toi.
16
Chasseurs de Baleines
Ile de Yunaska, îles Aléoutiennes
Kukutux étala de la pâte de racine d'ugyuun mâchée sur les cicatrices de ses avant-bras. En signe de deuil, elle s'était lacéré les bras et coupé les cheveux. Quelle raison avait-elle d'être belle ? Elle n'avait plus de mari à qui plaire. Quelle importance si de nouvelles cicatrices zébraient ses bras ? Son bras gauche avait déjà trois longues entailles depuis la nuit où le toit de l'ulaq de son père s'était écroulé sur elle et sa famille.
Le bras gauche de Kukutux avait été sévèrement coupé et son coude s'était brisé, mais la douleur n'était rien comparée à la perte de son père, de sa mère et de ses sœurs.
Malgré l'aide de Vieille Oie et des autres femmes versées dans les incantations et les médecines, son coude s'était mal remis. Kukutux ne pouvait plus redresser son bras et elle avait mal par temps de pluie ou de froid.
A l'époque, son ventre était gros de son fils — le bébé de Galet Blanc — et cette
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