Morgennes
CHRÉTIEN DE TROYES ,
Yvain ou le Chevalier au Lion. )
— Nous avons réussi, lança Saladin à son oncle, Chirkouh.
— Non, répliqua ce dernier. Ce sont les Francs qui ont échoué. Car s’ils s’étaient conduits avec humanité à l’égard des habitants de Bilbaïs, ils se seraient certainement emparés aussitôt après de Fostat et du Caire.
— Alors, remercions Allah de les avoir aussi mal inspirés !
— Allah soit loué, dit Chirkouh sur un ton maussade.
Car si le chef des armées de Nur al-Din avait de quoi être content, il n’était pas totalement satisfait. Certes, ils avaient échappé au Khamsin. Certes, les Francs avaient quitté l’Égypte la queue entre les jambes sans même chercher à les intercepter à la sortie du désert.
Mais Chirkouh semblait préoccupé.
Saladin s’interrogeait : « Mon oncle s’était peut-être attendu à un autre accueil de la part des habitants du Caire ? »
Pourtant, il suffisait de regarder Chawar et sa caravane de cadeaux monter à la rencontre des « Glaives de l’Islam » pour comprendre à quel point les Égyptiens étaient heureux que les Francs ne soient plus qu’un lointain cauchemar.
Alors que ce spectacle aurait dû déclencher son enthousiasme, celui qu’on surnommait le Volontaire, le Borgne, ou encore le Lion, bâillait à s’en décrocher la mâchoire.
Saladin et son oncle restèrent un long moment silencieux, contemplant Le Caire depuis le sommet de cette même dune où Amaury s’était tenu avant de renoncer à s’en emparer. La ville était noyée dans un épais brouillard, d’où pointaient çà et là, tels les arbres d’une étrange forêt, quelques clochers et minarets. Puis, alors qu’ils se demandaient si le reste de la ville était encore là, le vent du nord se leva. Ce fut comme si d’un coup de baguette magique le roi des djinns avait annulé la malédiction qu’il avait jetée sur Le Caire – et la ville apparut dans toute sa splendeur, de marbre, d’or et de lumière. Devant tant de beauté, et bien que Fostat restât voilée par les nuées, Saladin ne put s’empêcher de pousser un cri d’admiration.
Chirkouh, lui, demeurait silencieux.
— Par Allah tout-puissant, mon oncle, allez-vous enfin me dire ce qui vous soucie ? Tout ne vous sourit-il pas ?
— Maintenant que nous avons vaincu, dit Chirkouh en tortillant sa moustache poivre et sel, je ne peux plus reculer…
— Mon oncle, nous n’avons pas vaincu. Il reste encore le but ultime : Jérusalem !
— Jérusalem, oui, bien sûr. Il faut reprendre Jérusalem, tu as raison…
On aurait dit que leurs rôles s’étaient inversés. Saladin était impatient d’en découdre, alors que Chirkouh semblait las. Ses yeux ne brillaient pas quand il prononçait le nom de la troisième ville sainte de l’Islam. Pour lui, ce n’était pas un combat important. À vrai dire, aucun combat n’était important – sauf celui qui consistait à retrouver…
— Ma fille, soupira Chirkouh.
— Pardon ? fit Saladin. Mais, elle est restée à Homs, dans votre fief.
— Non, pas elle. Je pensais à mon autre gazelle, celle que je n’ai jamais vue, et que j’ai hâte de connaître. Voudra-t-elle de moi ? Ou me chassera-t-elle hors de sa vie, comme un malpropre et un fâcheux ? A-t-elle les doux yeux de sa mère ? Son allure de biche ?
Il tourna son regard vers le gigantesque incendie qui consumait Fostat depuis plusieurs semaines, et durerait jusqu’à la fin du mois.
— Qu’est-ce que c’est ? On dirait… Mais c’est impossible ! Les Francs n’ont pas pu causer tant de dégâts. Heureusement, Le Caire semble indemne.
— Oui, fit Saladin. Seule la vieille ville est atteinte par les flammes.
C’est alors que Chawar et son cortège de cadeaux les rejoignirent. Le vizir avait revêtu le plus joli de ses sourires. Il affichait une mine réjouie, et telle la balance qui est toujours ravie de pencher d’un côté, puis de l’autre, il se frottait les mains et se demandait quel profit il allait pouvoir tirer de la situation. « Allons, se disait-il. Surtout, ne pas avoir peur. Ne pas trembler… Tu as en face de toi tes nouveaux maîtres. Caresse-les dans le sens du poil, susurre-leur des gentillesses, et fais-les choir dans ton escarcelle ! »
Quand il fut arrivé à proximité de Saladin et de Chirkouh, il ronronna d’une voix mielleuse :
— Que le salut soit sur vous, ô glorieux protégés des cieux ! Ô
Weitere Kostenlose Bücher