Nord et sud
mouvaient sans bruit, avec une grâce délicate. Sur un bras
fuselé, elle portait un bracelet qui s’obstinait à tomber sur son poignet rond.
Mr Thornton la regardait replacer cet ornement rebelle avec beaucoup plus d’attention
qu’il n’en accordait à son père. On eût dit qu’il était fasciné de la voir repousser
impatiemment son bracelet vers le haut jusqu’à ce qu’il serre bien sa chair tendre ;
puis il suivait le bijou des yeux quand il glissait et retombait. Il aurait presque
pu s’écrier : « Tiens, le voilà qui recommence ! » Il restait
si peu à faire pour que le thé soit servi après son arrivée qu’il regretta presque
de devoir manger et boire sans avoir pu observer Margaret plus longtemps. Elle lui
tendit sa tasse de thé avec la mine fière d’une esclave rétive ; mais elle
remarqua tout de suite le moment où il était prêt à boire sa seconde tasse. Il fut
fort tenté de lui demander de répéter pour lui ce qu’il la vit devoir faire pour
son père, qui lui prit le pouce et le petit doigt dans sa grosse main masculine
et les utilisa comme pince à sucre. Mr Thornton vit Margaret lever vers son
père ses beaux yeux lumineux pleins de rire et d’affection, tandis que cette petite
pantomime se déroulait entre eux à l’insu de tous, croyaient-ils. Margaret souffrait
toujours d’un mal de tête, ce que la pâleur de son teint ainsi que son silence auraient
pu indiquer ; mais elle était bien décidée à combler les vides, au cas où il
y aurait une longue pause embarrassante, plutôt que de courir le risque que l’ami
de son père, en même temps élève et invité, pût se croire négligé de quelque façon.
Mais la conversation se poursuivit ; Margaret se retira dans un coin près de
sa mère, une fois la table desservie, et elle se dit qu’elle pouvait laisser libre
cours à ses pensées sans craindre de devoir brusquement intervenir pour meubler
un silence.
Mr Thornton et Mr Hale étaient tous deux absorbés par
un sujet dont ils avaient commencé à discuter lors de leur précédent entretien.
Margaret fut soudain rappelée à la réalité par une remarque banale de sa mère, faite
à voix basse ; et en levant brusquement les yeux de son ouvrage, elle fut frappée
par la différence d’apparence entre son père et Mr Thornton, qui indiquait
deux natures radicalement dissemblables. Son père était mince, ce qui le faisait
paraître plus grand qu’il n’était en réalité, lorsqu’il ne se trouvait pas à côté
d’un homme grand et solidement bâti, comme c’était le cas aujourd’hui. Il avait
des traits mobiles et peu accusés et l’on voyait souvent une sorte de tremblement
ondoyant les parcourir, au gré de chaque fluctuation de ses émotions ; ses
paupières étaient grandes, ce qui donnait à ses yeux une beauté particulière et
languissante, presque féminine. À cause de la taille de ces paupières rêveuses,
les sourcils, bien arqués, se trouvaient très éloignés des yeux. Au contraire, chez
Mr Thornton, des sourcils très droits dominaient immédiatement ses yeux clairs,
enfoncés, dont le regard sérieux, s’il n’était pas désagréablement perçant, semblait
cependant assez intense pour pénétrer l’objet de son observation jusqu’au tréfonds.
Son visage était dessiné à grands traits aussi fermes que s’ils avaient été sculptés
dans du marbre, concentrés surtout autour des lèvres, qu’il avait tendance à serrer
un peu sur une rangée de dents parfaites. Lorsque le sourire, rare et éclatant,
jaillissait d’un coup, on avait l’impression d’une brusque apparition du soleil :
il illuminait d’abord les yeux puis transformait la mine sévère et résolue d’un
homme prêt à tout faire et à tout oser, la métamorphosait et laissait voir le pur
plaisir que donne l’instant pleinement savouré, une expression qu’on ne voit guère
surgir avec pareille spontanéité que chez les enfants. Ce sourire plaisait à Margaret :
c’était la première chose qu’elle avait appréciée chez le nouvel ami de son père ;
et l’opposition entre le caractère des deux hommes, manifeste dans tous ces détails
qu’elle venait de remarquer, lui semblait expliquer l’attirance qu’ils éprouvaient
manifestement l’un pour l’autre.
Margaret mit de l’ordre dans l’ouvrage que tricotait sa mère
et reprit le cours de ses pensées. Mr Thornton l’avait oubliée aussi complètement
que si elle avait quitté
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