Notre France, sa géographie, son histoire
Champagne aussi, Thibaut, tantôt roi de Jérusalem, et tantôt de
Navarre, il se trouvait fort bien de l'amitié de ces marchands. Il est vrai
qu'il était mal vu des seigneurs, et qu'ils le traitaient comme un marchand
lui-même, témoin l'insulte brutale du fromage mou, que Robert d'Artois lui fit
jeter au visage.
Il n'en fut pas moins le plus puissant appui de la royauté après la
mort de Louis VIII.
Cette dégradation précoce de la féodalité, ces grotesques
transformations de chevaliers en boutiquiers, tout cela ne dut pas peu
contribuer à égayer l'esprit champenois, et lui donner ce tour ironique de
niaiserie maligne qu'on appelle, je ne sais pourquoi, naïveté 4 dans
nos fabliaux. C'était le pays des bons contes, des facétieux récits sur le
noble chevalier, sur l'honnête et débonnaire mari, sur M. le curé et sa
servante. Le génie narratif qui domine en Champagne, en Flandre, s'étendit en
longs poèmes 5 , en belles histoires. La
liste de nos poètes romanciers s'ouvre par Chrétien, de Troyes, et Guyot, de
Provins. Les grands seigneurs du pays écrivent eux-mêmes leurs gestes :
Villehardouin, — le premier prosateur, le premier historien de la France en
langue vulgaire, — Joinville et le cardinal de Retz nous ont conté eux-mêmes
les croisades et la Fronde. L'histoire et la satire sont la vocation de la
Champagne. Pendant que le comte Thibaut faisait peindre ses vers à la reine
Blanche dans son palais de Provins, au milieu des roses transplantées de
Jéricho, les épiciers de Troyes griffonnaient sur leurs comptoirs les histoires
allégoriques et satiriques de Renard et Isengrin. Le plus piquant pamphlet de
la langue est du en grande partie à des procureurs de Troyes ; c'est la Satyre Ménippée (Passerat et Pithou).
Ici, dans cette naïve et maligne Champagne, se termine la longue ligne
que nous avons suivie, du Languedoc et de la Provence par Lyon et la Bourgogne.
Dans cette zone vineuse et littéraire, l'esprit de l'homme a toujours gagné en
netteté, en sobriété. Nous y avons distingué trois degrés : la fougue et
l'ivresse spirituelle du Midi, l'éloquence et la rhétorique bourguignonne 6 ; la grâce et l'ironie champenoise.
C'est le dernier fruit de la France et le plus délicat. Sur ces plaines
blanches, sur ces maigres coteaux, mûrit le vin léger du Nord, plein de caprice 7 et de saillies. Rien qu'un souffle, il est vrai,
mais un souffle d'esprit. A peine doit-il quelque chose à la terre. Là crût
aussi cette chose légère profonde pourtant, ironique à la fois et
rêveuse, qui retrouva et ferma pour toujours la veine des fabliaux 8 .
1 Cela va jusqu'à Reims. Au delà, le sol se modifie,
et le pays gagne étonnamment. Rethel marque la transition entre la Champagne et
les Ardennes. Ses environs sont très fertiles ; beaucoup de cidre. C'est
dire que les arbres commencent à paraître, tandis que tout le reste du pays les
repousse. La racine atteint la craie, sèche et meurt.
2 C'est sur L'Ardusson, entre Nogent et
Pont-sur-Seine, qu'il fonda le Paraclet.
3 Urbain IV était fils d'un cordonnier de Troyes. Il y
bâtit Saint-Urbain, et fit représenter sur une tapisserie son père faisant des
souliers.
4 L'ancien type du paysan du nord de la France est
l'honnête Jacques, qui pourtant finit par faire la Jacquerie. Le même,
considéré comme simple et débonnaire, s'appelle Jeannot ; quand il tombe
dans un désespoir enfantin, et qu'il devient rageur , il prend le nom de
Jocrisse. Enrôlé par la Révolution, il s'est singulièrement déniaisé, quoique
sous la Restauration on lui ait rendu le nom de Jean-Jean. — Ces mots divers ne
désignent pas des ridicules locaux, comme ceux d'Arlequin, Pantalon,
Polichinelle en Italie. — Les noms le plus communément portés par les
domestiques dans la vieille France aristocratique, étaient les noms de
province : Lorrain, Picard. et surtout la Brie et Champagne. Le Champenois
est en effet le plus disciplinable des provinciaux, quoique sous sa simplicité
apparente il y ait beaucoup de malice et d'ironie.
5 Le vrai miracle de la Champagne, c'est sa poésie
étendue en longs poèmes comme ses plaines ; ce sont ses cathédrales,
autres épopées celtiques apportées de loin. — On ne voit point de carrières
autour de Reims, ni de Troyes.
6 Sur la montagne de Langres naquit Diderot. C'est la
transition entre
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