Par le sang versé
supérieur. Les fracas familiers du convoi, la poussière que soulèvent les véhicules, les cahotements réguliers de la jeep bercent le capitaine et le plongent dans une torpeur dont il ne sort que pour donner quelques signes d’approbation, marmotter une onomatopée obligeante.
Le long convoi roule avec régularité. Chaque heure, une quinzaine de kilomètres sont parcourus, tandis que le soleil monte et que la chaleur augmente. Sans s’arrêter, les voitures traversent Dong-Dang, Na-Cham, Lich-Son. Les véhicules de tête ont parcouru une cinquantaine de kilomètres sans que Mattei sorte de sa paresseuse somnolence.
Brusquement le paysage éclate dans une furieuse splendeur. Au terme de la route qui serpente, le capitaine aperçoit les contreforts de That-Khé, et derrière la ville, les premières chaînes montagneuses. Les sommets âpres, qui se fondent dans le ciel terne. Une dense végétation enveloppe les montagnes. Indéfinissable est sa couleur, inimaginable sa profondeur. C’est une jungle tourmentée et compacte qui s’étend à perte de vue, accrochée aux rochers. Seule, une interminable arête jaunâtre coupe à vif l’uniformité de ce bloc majestueux : la R. C. 4, la route inquiétante qui les attend.
« C’est superbe, n’est-ce pas ? s’extasie le colonel. J’espère que comme moi, vous êtes sensible à la féerie de certains décors.
– Magnifique ! » Approuve Mattei qui, soudainement, est devenu attentif à tout.
That-Khé est dépassé. La colonne souffre maintenant dans l’ascension du col de Loung-Phaï.
« C’est à partir de ce point, explique le colonel, que nous allons installer des postes kilométriques. Des bastions en dur, prévus pour abriter chacun une vingtaine d’hommes. Le drapeau français va flotter au sommet de chaque piton. Les postes assureront la sécurité de la route, tout en démontrant notre présence à l’ennemi. Et ceci, de Lang-Son à Cao-Bang, et au-delà de Cao-Bang jusqu’à la frontière de Chine. »
Mattei est consterné. Il pense : « Ou cet homme est fou furieux, ou c’est le plus grand con qu’aucune armée au monde ait jamais connu ! » Mais, tout en se maîtrisant pour ne pas hurler son désaccord, Mattei se rend compte que ce plan n’émane pas de l’officier supérieur qui le lui expose, c’est sans aucun doute l’aboutissement d’une multitude de conférences d’état-major, de projets et de contre-projets, de consultations interminables entre Paris, Saigon et Hanoï. Par son enthousiasme, son compagnon fait seulement preuve de son ignorance en matière de guérilla.
Tous les sens de l’officier de Légion sont maintenant en éveil. Il cherche à comprendre les raisons du haut-commandement. Ce n’est pas très difficile à imaginer. Ils ont pensé qu’ils allaient occuper les villes et les routes qui les relient entre elles. Qu’en conséquence ils allaient tenir en main le Haut-Tonkin. Évidemment, il restera à l’ennemi les forêts, la jungle, les montagnes et les bourgades isolées. Mais, impuissants à enrayer les communications françaises entre les centres, les viets « grenouilleront dans la nature », et finiront par se lasser, paralysés et vaincus. Rien à redire sur la stratégie, c’est logique. Seulement Mattei découvre, angoissé le paysage qui se déroule sous ses yeux, et c’est maintenant dans la peau de l’ennemi qu’il se place.
À brève ou à longue échéance, les viets vont se trouver maîtres absolus de la jungle qui, sur plus de cent kilomètres, longe la frontière de Chine. La Chine ! Les rebelles pourront en recevoir tout le ravitaillement, tout l’armement, et toutes les munitions qu’ils jugeront utiles. Ils y trouveront un refuge où ils pourront toujours s’abriter. Et cette route sur laquelle la colonne motorisée progresse aujourd’hui sans difficulté on ne pourra plus bientôt y garantir un seul mètre de sécurité. Les grands centres seront isolés. Les P. K., ces fameux bastions que l’on se propose de construire, seront massacrés les uns après les autres. À moins que l’ennemi, conscient de leur inutilité, ne les dédaigne purement et simplement. Tôt ou tard, cette route sur laquelle le plus médiocre des bandits de la terre ferait une carrière, va devenir un piège géant. Sur ce champ de manœuvre idéal, les petits combattants malins, rusés et volontaires du Viet-minh vont pouvoir apprendre à faire la vraie guerre. Mais quel
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