Par le sang versé
croisière que déjà Charton rassure ses subordonnés et la population civile. Pour tous, c’est un immense espoir, Cao-Bang demeure la sécurité.
Le colonel Charton passe deux nuits paisibles. Il ignore absolument que de Lang-Son vient de se déclencher l’opération « Thérèse », dont le but final est l’évacuation définitive de Cao-Bang.
La visite du général Carpentier n’était destinée qu’à l’endormir. On savait que Charton était obstinément opposé au plan que l’on mettait sur pied, qu’il lutterait par tous les moyens pour faire revenir ses chefs sur leur décision et surtout qu’il n’accepterait jamais ce qu’on attendait de lui : quitter Cao-Bang, furtivement, abandonnant à l’ennemi non seulement tout ce que la Légion y avait bâti, mais encore ses armes lourdes et ses dépôts de munitions.
Pour contraindre Charton il n’y avait qu’un moyen, le prévenir seulement quelques heures avant, lui intimant un ordre formel auquel il serait obligé d’obtempérer sans perdre une minute et sans avoir le temps de faire preuve de la moindre initiative.
On se méfie tellement de Charton et de ses réactions qu’on décide de lui envoyer un second général pour lui confirmer les rassurantes déclarations de Carpentier.
Le général Alessandri, commandant du Tonkin, atteint Cao-Bang quarante heures après Carpentier, il est chargé de la même mission. Mais au dernier moment, Alessandri ne peut s’y résoudre, l’homme l’emporte sur le soldat, l’amitié et l’estime qu’il porte à Charton, sur le respect de la discipline militaire. Dans le bureau du colonel, il avoue à l’officier de Légion que de Lang-Son est déjà partie une colonne destinée à venir à sa rencontre sur la R. C. 4, que dans quelques jours il recevra ordre de se mettre en route avec son effectif au complet et d’évacuer Cao-Bang avec la plus grande discrétion.
Charton est médusé, mais surtout il s’indigne, car il sait ce projet irréalisable.
« Mon général, répond-il, comment peuvent-ils penser que seize cents soldats et autant de civils pourraient se glisser sur cette voie unique en y passant inaperçus ? Même au plus profond de la nuit ? Ce n’est pas seulement honteux, c’est absurde. Les viets seront au courant de notre départ avant même que le premier homme n’ait mis les pieds sur la R. C. 4 !
– Bien sûr, Charton, mais ce que le haut-commandement redoute c’est qu’ils soient prévenus plusieurs jours à l’avance – par exemple par une destruction minutieuse des installations –, et qu’ils profitent de ce laps de temps pour préparer des embuscades contre vous.
– Mais ces embuscades, il y a des mois qu’elles sont tendues ! La R. C. 4 n’est qu’une gigantesque embuscade qui s’étend sur cent seize kilomètres ! Et ça ne changera rien qu’ils apprennent notre évacuation quatre jours, quatre heures, ou quatre minutes avant qu’elle ne se produise.
– Ce sont les ordres, Charton, je n’y peux rien.
– Et Dong-Khé qui se trouve maintenant entre leurs mains ? Je suis censé le reprendre au passage ?
– La colonne montante reprendra Dong-Khé.
– Qu’est-ce au juste que cette colonne montante ?
– Des troupes d’élite. Trois thabors et le 8 e Régiment de Tirailleurs marocains qui seront renforcés du 1 er B. E. P. à That-Khé. Ils sont sous le commandement d’un artilleur, le colonel Lepage.
– Et où sommes-nous censés nous rejoindre ?
– Quelque part entre Dong-Khé et Nam-Nang, je n’en sais pas davantage. Vous recevrez des ordres en temps utile, je viens de désobéir en vous avertissant. »
Charton comprend l’accablement du général Alessandri. Le petit Corse volontaire et tenace est exténué, vidé par des mois de luttes morales, des mois durant lesquels il a combattu avec un acharnement têtu… pour en arriver à être contraint de venir chuchoter dans l’oreille d’un subalterne le plan qu’il désap prouve, le plan contre lequel il s’est toujours insurgé et qu’on lui a donné l’ordre, de taire. Tristement, Alessandri se laisse accompagner comme un automate jusqu’à son avion. Il semble ne demeurer en lui qu’une consolation, le sentiment d’avoir accompli, en prévenant Charton, son devoir d’homme, si ce n’est-celui de soldat.
Pour Charton, l’espoir réside ailleurs. Il est dans cet artilleur inconnu et dans ces Nord-Africains, ce colonel Lepage, qui doit au
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