Par le sang versé
paillotes disposées en demi-cercle dans une clairière. Une vingtaine d’indigènes, femmes âgées et enfants décharnés qui se terrent, surpris et anxieux à l’approche des légionnaires. Le sourire et les gestes d’amitié du lieutenant ne paraissent pas les rassurer. Une brève inspection des sergents établit que les fugitifs ne sont pas passés par là. Et les quelques animaux domestiques qui traînent dans le hameau sont la preuve qu’aucune unité viet ne l’a occupé depuis un certain temps.
Klauss s’approche du lieutenant, dans l’attente d’instructions.
« De quoi disposent-ils ? interroge Mattei.
– Trois porcs, une chèvre, quelques poules, et une trentaine de kilos de paddy, mon lieutenant. »
À contrecœur, Mattei ordonne :
« Faites égorger un porc et faites cuire trois kilos de paddy. Prévenez les hommes que le premier qui pille, ne serait-ce qu’un œuf, prend une balle dans la tête. On se repose quatre heures et on taille la route. »
Ickewitz, le seul qui ne semble pas éprouvé par la course harassante, se rapproche du lieutenant et questionne le plus naturellement du monde :
« On peut baiser, mon lieutenant ?
– Pas question, nom de Dieu ! Tu ne vas pas commencer, Ickewitz ! » hurle Mattei.
Après un temps, il reprend.
« Tu baiserais ces grand-mères, salopard ?
– Bah ! Mon lieutenant, j’aime pas le cochon non plus, et pourtant je vais en bouffer ! C’est la guerre. »
Mattei ne répond pas, il se rapproche d’Antoine Clary et du petit Santini qui à genoux près d’un arbre provoque ses vomissements en s’enfonçant la moitié de sa main dans la bouche.
« Ça te prend souvent ces crises ?
– Chaque fois que je me soûle la gueule, mon lieutenant. Maintenant ça va être fini.
– On repart dans quatre heures, on va marcher toute la nuit. Si tu ne te sens pas bien, il vaut mieux rester là, tu as une chance de t’en sortir.
– Ça ira mon lieutenant, je partirai avec vous. »
Le porc est habilement débité par un des légionnaires ; les morceaux sont soigneusement enveloppés dans des linges propres trouvés dans les paillottes. Mattei donne l’ordre de partager avec les villageois quelques tranches que l’on fait cuire.
Les hommes se précipitent sur la viande à peine cuite et bâfrent comme des goinfres pour en finir le plus vite possible. La dernière bouchée engloutie, les lèvres et les mains grasses de riz et de porc, les légionnaires se laissent choir sur place comme des fantoches désarticulés, et sombrent dans un sommeil épais.
À minuit la patrouille abandonne le village et poursuit sa marche vers le sud-ouest. Malgré le clair de lune et la densité moins compacte de la forêt, la progression est lente, ponctuée d’arrêts pendant lesquels le lieutenant consulte sa carte. Osling marche en serre-file, tandis que depuis le départ Klauss se tient en tête, à hauteur du lieutenant. Pendant les brèves haltes Klauss ne questionne pas, il sait que Mattei fera appel à lui lorsqu’il le jugera utile. À l’aube, le commando s’arrête une heure. Perplexe, courbé sur sa carte, Mattei fait signe au sergent.
« Regardez, voilà l’endroit où nous avons dormi hier soir. Si nous progressons sud-ouest nous ne rencontrerons aucun autre village avant trois ou quatre jours. En revanche, si nous appuyons davantage à l’ouest, nous devons trouver dans la soirée d’aujourd’hui une agglomération plus importante que celle d’hier. Qu’en pensez-vous ?
– Ça nous retarde de combien d’heures ce détour, mon lieutenant ?
– Six ou sept, peut-être huit, si mes calculs sont exacts.
– Alors j’irais : il vaut mieux ne pas plonger les hommes dans le néant total trop brusquement.
– C’est bon, vous avez sans doute raison, Klauss. Prévenez les légionnaires : on va marcher très fort toute la journée, mais nous resterons la presque totalité de la nuit au village. »
Le village est atteint plus tôt que ne prévoyait Mattei. Vers quatre heures de l’après-midi, la patrouille tombe sur une piste grossièrement entretenue qui, sans aucun doute, y conduit. La marche sur un terrain relativement plat et dur est un véritable délassement pour les hommes qui, après un petit kilomètre, aperçoivent une maison de pierre entourée d’une dizaine de paillotes.
Klauss, qui progresse en tête, s’arrête brusquement, figé comme un chien de chasse ; d’un signe du bras
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