Par le sang versé
croassements lancinants sont encore plus intolérables pour les nerfs des hommes que l’horreur du spectacle.
Raphanaud observe le poste à la jumelle. Malgré de nombreuses brèches le bâtiment central est toujours debout. Au sommet du mât, un grand pavillon noir flotte mollement, bercé par un faible vent brûlant. Remplaçant le drapeau français, il prouve qu’au moins un survivant a eu la possibilité de hisser le symbole de la tragédie.
Toujours silencieux, les chefs de sections transmettent leurs instructions par gestes. Lourdement, les compagnies commencent l’ascension de la colline. La disposition des cadavres permet aux légionnaires d’imaginer les furieux corps à corps dans lesquels les hommes se sont déchiquetés à l’arme blanche. Aucun Européen ne figure parmi les corps qui jonchent la colline, et on a peine à admettre la rage qui a opposé ces hommes qui, maintenant, se ressemblent tellement dans la mort que, seuls, quelques insignes permettent de les distinguer.
Le capitaine Raphanaud est le premier à pénétrer dans le poste. Les cadavres sont innombrables, le sang a giclé sur toutes les parois. Trois légionnaires sont pendus à une poutrelle, leurs cous passés dans le même nœud. Six autres sont pendus par les pieds ; leurs têtes, tranchées au sabre, seront retrouvées dans les latrines.
Il y a quatre survivants : le sergent-chef Guidon de Lavallée, un caporal hollandais et deux gardes indigènes.
Guidon de Lavallée, le grand métis, est assis sur une pierre, il a une balle dans l’épaule, une autre dans le gras de la cuisse. Il est hagard ; il ne manifeste pas la moindre joie devant l’arrivée de ses compagnons. Quand il reconnaît Raphanaud il dit simplement.
« Speck ! Il m’a épargné…
– Combien ont-ils d’avance ?
– Trois bonnes heures. Ils ont filé vers le triangle des rizières. Ils n’étaient pas loin d’un millier. »
Sans se soucier du spectacle qui l’entoure, Raphanaud étale par terre sa carte d’état-major, il se fait rejoindre par Lehiat et Noack et déclare :
« Ils ont cinq ou six possibilités dans leur fuite. Nous ne pouvons qu’en envisager une – en espérant que le hasard nous sourira. Je pars avec une compagnie à travers les rizières en direction de Tân-Xuân. Noack, vous m’accompagnez. Lehiat, vous regagnez le train avec le reste des hommes, vous embarquez tout le monde à bord et vous remontez vers Maalam. À ce point – kilomètre 6 à partir de Muong-Man – vous débarquez tout le monde et vous venez à notre rencontre. Si c’est le chemin qu’ils ont emprunté, on les coince.
– On les coince à deux cents contre mille ? objecte Lehiat.
– Vous désapprouvez mon plan ?
– Je n’ai pas dit ça, mon capitaine.
– Alors, en route.
– Les morts, mon capitaine ?
– On verra plus tard ; dès que vous serez à bord du train transmettez un rapport à Phan-Thiet. Qu’ils s’en chargent. »
La compagnie Raphanaud s’élance sur-le-champ. Au départ, la direction prise par le Bo-Doï ennemi ne fait aucun doute. Les viets ont dévalé la colline sur l’autre versant en direction des rizières. Ils ont laissé morts et blessés. Parmi ceux-ci deux vivent encore, mais ils ne sont pas en état de parler ; la compagnie les abandonne sans perdre de temps.
En arrivant au premier arroyo, Raphanaud découvre un nouveau charnier. Une dizaine de combattants viets gisent à plat ventre. Tous ont reçu une balle dans la nuque.
Noack observe les cadavres un à un, les soulevant et les retournant sans le moindre ménagement, avant de rejoindre Raphanaud.
« C’est clair, ils ont achevé leurs blessés. Ils ne voulaient pas risquer d’être contraints de les abandonner plus loin, ce qui aurait pu nous aider à les suivre.
– Évidemment, ils ne font pas la guerre à moitié. »
Sur un geste la compagnie reprend sa route à l’aveuglette à travers les rizières. Les légionnaires marchent en terrain découvert ; ils sont exténués, ils n’ont pas pris une seule minute de repos depuis l’aube.
À six heures du soir la compagnie arrive devant un important arroyo. Il a une vingtaine de mètres de largeur, sa profondeur est testée par Noack qui traverse le premier. Le lieutenant a de l’eau jusqu’à la taille, ce qui signifie qu’elle atteindra la poitrine de la plupart des hommes. La compagnie s’engage, les hommes traversent, tenant leurs armes les bras tendus
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