Perceval Le Gallois
une bonne moitié de l’année. Je te l’affirme, seigneur roi, et je veux bien être brûlé si telle n’est pas la vérité. »
En entendant le nain parler de la sorte, Kaï était tout gonflé de colère. Il avait grande envie de courir sus à l’insolent et de le châtier devant tout le monde si rudement qu’il l’eût étendu mort sur place. Mais Arthur, qui devinait l’humeur du sénéchal, lui dit sèchement : « Kaï ! voilà où nous mènent tes paroles blessantes ! Nous avons perdu aujourd’hui un compagnon qui eût fait merveille parmi nous, et ce par ta faute. S’il était resté, on l’aurait instruit à l’emploi de la lance, du bouclier et de l’épée. Mais il ignore tout des armes, sans compter le reste, et ne saurait pas même tirer son épée en cas de besoin. Or, voici qu’il chevauche maintenant au hasard : vienne à passer un gaillard en quête d’aventure, ne va-t-il pas se jeter, pour gagner le cheval, sur le cavalier et le tuer ou l’estropier ? Ce jeune homme ne saura pas se défendre, tant il est simple et de pauvre entendement. Que n’est-il pas demeuré parmi nous… »
Et, tandis que le roi se lamentait, tous ceux qui étaient présents baissaient la tête, tant les accablait le tort d’avoir abandonné le jeune Gallois aux pires dangers, pour leur grande honte à tous (14) .
2
Les Épreuves nécessaires
Perceval chevauchait tout au fond des vallées, longeant les rivières jusqu’à des gués qu’il franchissait sans encombre. Puis il s’engageait à travers des forêts qui lui paraissaient désertes. Il atteignit ainsi une grande plaine au milieu de laquelle brillaient au soleil les eaux calmes d’un lac, lorsqu’il rencontra un chevalier armé de pied en cap qui lui dit : « D’où viens-tu ? – De la cour du roi Arthur, répondit le fils de la Veuve Dame. – Es-tu donc des hommes d’Arthur ? reprit l’autre avec arrogance. – Oui, par ma foi, j’en suis ! dit fièrement Perceval. – J’en suis ravi, dit le chevalier, tu ne pouvais mieux tomber ! – Pourquoi donc ? – Ce n’est pas difficile : je passe mon temps à piller les terres du roi Arthur, et tous ceux de ses hommes que j’ai rencontrés, je les ai tués. Et le même sort t’attend, sois-en certain ! »
Sans ajouter un seul mot, ils commencèrent à se battre. Mais, en un rien de temps, Perceval projeta à terre, par-dessus la croupe de son cheval, son adversaire qui demanda grâce. « Tu l’auras, dit Perceval, à condition que tu me jures d’aller à la cour d’Arthur. – Je le ferai, promit l’autre. – Tu lui diras aussi, ajouta Perceval, que c’est moi qui t’ai renversé pour son honneur et son service, et que je ne regagnerai sa cour que lorsque j’aurai trouvé le moyen de venger l’outrage infligé au nain et à la naine. » Après qu’il eut juré d’accomplir point par point sa mission et que Perceval l’eut laissé reprendre sa monture, le chevalier se rendit tout droit auprès du roi Arthur. Là, il raconta sa mésaventure sans omettre les menaces proférées contre l’Homme Long qui avait outragé le nain et la naine. À ce récit, le nain se dressa et dit : « Seigneur roi, que Dieu m’ait en sa sainte garde, il sera bien vengé le soufflet que j’ai reçu ! Sache-le, je ne plaisante pas : Kaï aura beau faire, il ne s’en tirera qu’il n’ait le bras rompu et la clavicule démise ! – Ah, Kaï ! conclut le roi, vois où te mènent tes folles paroles ! Et combien je regrette que ce jeune homme ne soit pas avec nous aujourd’hui ! »
Cependant, Perceval s’était remis à cheminer par bois et vallées. Au cours de la même semaine, il rencontra seize chevaliers qui le défièrent et qu’il démonta tous honteusement, ne leur faisant grâce qu’à condition qu’ils allassent à la cour d’Arthur conter leur mésaventure. Ils s’y rendirent donc tous, y tenant les mêmes propos que le premier chevalier, notamment la menace contre l’Homme Long. Et Kaï fut chaque fois si bien morigéné par Arthur qu’il en devint lui-même triste et soucieux.
Quant à Perceval, il traversa un jour une prairie où paissaient de beaux troupeaux, puis se dirigea vers une rivière qui la parcourait en grondant. Celle-ci était si large qu’un trait d’arbalète n’eût pu la franchir, et elle roulait des eaux noires et profondes. Ne pouvant la traverser, car il n’existait ni pont ni gué dans les alentours, le jeune homme longea
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