Raimond le Cathare
l’ouverture de la fenêtre et nous protègent de la
fraîcheur de la nuit. L’air matinal est délicieux. Du haut de la tour du Midi
le regard porte loin vers le sud. À l’horizon, les sommets des Pyrénées se
découpent sur un ciel lumineux. Le seul nuage est celui que l’on discerne au
loin dans la plaine, sur la route qui vient de Carcassonne. C’est le panache de
poussière soulevé par une immense armée en marche.
Après deux années de guerre, voici
venu le jour de mon premier combat J’avais cru pouvoir ne jamais le vivre.
J’avais espéré que mon territoire serait respecté grâce à des habiletés qui
n’auront servi qu’à gagner du temps, ou à en perdre, si l’on en croit ceux qui
critiquent ma prudence et ma politique pacifique. Quoi qu’il en soit, Simon de
Montfort ne nous laisse plus le choix. C’est la guerre.
De lugubres appels mugissent
soudain. Les trompes des guetteurs postés sur les remparts donnent l’alerte. Un
instant plus tard, l’air vibre du son métallique des cloches sonnant le tocsin.
Je dois me vêtir de fer. Plutôt que
l’aide d’un écuyer, je préfère celle d’Éléonore qui, avec des gestes tendres,
protège mon corps pour le combat. L’armure de mailles est lourde sur mes
épaules, le haubert pèse sur ma tête. Éléonore m’aide à boucler les sangles de
cuir des pièces qui protégeront mes genoux, mes coudes et mes épaules. J’ajuste
enfin une épaisse tunique matelassée dont la laine rouge est ornée de la croix
de Toulouse.
Les planches de l’escalier gémissent
sous mon poids. Dans la cour du château Narbonnais, les hommes ont les armes à
la main. Les routiers effilent la pointe de leurs épieux ou le tranchant de
leurs lames. Les écuyers, l’épée à la main, échauffent les muscles de leurs
épaules et de leurs bras qu’ils font lentement tournoyer, simulant le geste du
combat. Les chevaliers fixent leur heaume. Les visages familiers disparaissent
sous les coiffes de métal. À peine aperçoit-on leurs yeux à travers les fentes.
La mainade qui va m’escorter est
prête à sortir du château. On me hisse sur un puissant destrier que je n’ai
jamais chevauché.
— C’est une monture aguerrie,
m’explique Hugues d’Alfaro. Il ne prendra pas peur dans le vacarme de la
bataille. Fiez-vous à lui, à moi et aux hommes qui vont vous entourer pour vous
protéger.
Mon chef de guerre rayonne de joie.
Après avoir piaffé pendant deux ans, il va pouvoir aujourd’hui laisser libre
cours à sa passion et faire preuve du courage dont son cœur déborde.
Par les portes de la ville ouvertes
à deux battants, à pied ou à cheval, les combattants sortent dans une
bousculade qui entrechoque les armes et mêle les étendards. Sous les ordres de
mon fils Bertrand, la première ligne se forme devant les palissades de la lice.
Ils avancent déjà, suivis des cavaliers de la seconde vague d’assaut. Les
pièces d’armure, les écus et les heaumes scintillent La terre résonne sous les
sabots des centaines de chevaux qui partent au trot vers la vallée de l’Hers.
C’est sur cette rivière, qui coule à l’est de Toulouse, que nous avons décidé
d’attaquer l’armée de Montfort.
Au-dessus de nous, sur le chemin de
ronde, des milliers de femmes nous crient leurs encouragements. Le visage entre
leurs mains, les plus vieilles prient, les plus jeunes pleurent. Certaines
chantent des vers à notre gloire. Pour saluer un fils, un père, un frère, un
mari ou un homme aimé, elles agitent leurs longues écharpes qui flottent
légèrement dans la brise, déployant sur la crête du rempart de brique les
couleurs douces de ces étendards d’amour. À la fenêtre du château Narbonnais, Éléonore
me regarde, tordant entre ses mains la tresse de sa belle chevelure brune dans
laquelle j’ai enfoui mon visage cette nuit.
Au milieu d’une nuée de routiers
navarrais et aragonais, protégés par des groupes d’arbalétriers, notre troupe
se déploie et s’avance à son tour. Tenant fermement le harnais de la main
gauche, je saisis de la main droite la poignée de l’épée que je tire pour parer
à toute attaque.
Sous le heaume, ma vision se limite
à ce que les deux fentes horizontales offrent à mon regard. Je ne vois plus
ceux qui chevauchent à mes côtés. Je n’aperçois que le dos de ceux qui, devant
moi, mettent leurs chevaux au galop. Je force l’allure. À travers ces minces
ouvertures, je ne reconnais plus mon paysage
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