Raimond le Cathare
familier. La terre tremble
maintenant sous les cavalcades. Les cris des hommes, les hennissements des
chevaux, les hurlements de douleur, les fers qui se heurtent, les ordres des
sergents, le sifflement des flèches : tout ce qui résonne à mes oreilles
me dit que je suis au cœur de la bataille. Pourtant, je ne vois toujours pas
l’ennemi. La croupe du cheval qui devance le mien se soulève régulièrement au
rythme de sa course. Parfois, j’entrevois un homme à terre, les bras en croix
ou les mains crispées sur une blessure. Ceux qui en ont encore la force roulent
sur eux-mêmes, pour éviter d’être piétines par les sabots de nos montures
emballées. Tout est si fugitif que je ne distingue pas les nôtres des leurs
parmi les victimes qui jonchent l’herbe de la plaine. Sans comprendre ce qui se
passe autour de moi, je me contente de suivre les cavaliers qui m’ouvrent le
chemin. Je devine la présence de ceux qui chevauchent sur mes flancs. Nous
tournons et retournons en tous sens. J’ai perdu l’orientation. La sueur qui
transpire de mon front me pique les yeux. Je ne suis blessé que par les étriers
de mon cheval de guerre, les pièces d’armure qui protègent mes articulations et
la base du heaume qui pèse sur mes épaules. Pas une flèche, pas un coup d’épée,
pas une pointe de lance ne m’a encore atteint. Soudain, à travers la fente de
mon capuchon de fer, je vois la couleur des briques de nos remparts.
C’est au galop que nous entrons dans
la cour du château Narbonnais. Comme je le craignais, ma participation a été
totalement inutile. Pendant que les écuyers me désarment, je tente de
comprendre, à travers ce que j’entends, quelle est l’issue de la bataille. À en
croire les cris de joie, nous aurions gagné.
En apprenant que Montfort a réussi à
franchir la rivière sur laquelle nous devions l’arrêter et que mon fils Bertrand
est entre les mains de l’ennemi, je comprends que notre sort est incertain.
Grâce à Dieu, nous avons fait des prisonniers. J’ordonne aussitôt qu’on les
protège de la vindicte du peuple toulousain qui les réclame. Le soir même, ils
sont échangés contre Bertrand et plusieurs des nôtres. Mon fils et ses
compagnons rentrent chez nous dépouillés de leurs armes, de leur heaume, de
leur haubert et de leur cotte de mailles. Montfort, qui a exigé mille sous pour
leur libération, les a renvoyés de son camp à demi nus.
Pour célébrer l’épilogue de cette
première bataille, j’ai réuni mes enfants. Raimond le Jeune, mon héritier, ne
se lasse pas d’entendre Bertrand, son demi-frère aîné, raconter la charge des
cinq cents chevaliers toulousains.
Ma fille naturelle, Guillemette,
dans un geste qui lui est familier, tire machinalement sur une mèche de ses
cheveux clairs, la tête posée sur l’épaule de son mari, Hugues d’Alfaro.
Mon chef de guerre est sombre.
— Montfort a compris que nous
allions nous battre. Nous avons tué deux cents hommes, mais hélas nous en avons
perdu autant. L’ennemi a pu trouver un passage peu profond pour franchir l’Hers
et son armée campe maintenant face à nos remparts. Messire Raimond, nous sommes
assiégés.
Pendant que nous partageons un
saumon de la Garonne, nous entendons soudain des clameurs gutturales. Ce sont
des chants nordiques que braillent devant nos murs les Allemands, les Flamands,
et les Frisons de l’armée ennemie.
— Fils de putains !
vocifèrent à leur tour les guetteurs toulousains.
Assemblés sur le chemin de ronde,
ils décochent quelques flèches enflammées qui n’atteignent pas le camp adverse.
Elles finissent leur lumineuse course fichées dans la terre. Comme des torches
plantées çà et là, elles brûlent dans la nuit étoilée de juin.
Bertrand, qui a passé plusieurs
heures aux mains des chefs ennemis, a observé quelques indices et entendu des
bribes de conversations qui allument en moi une lueur d’espoir.
— Ils manquent de nourriture.
Après la bataille, alors que les hommes achetaient leur pain, l’un d’eux s’est
écrié : « C’est plus cher que les ortolans ! » Je ne les ai
vus manger que des fèves et des fruits.
— Dieu les punit de leurs
cruautés !
Depuis plusieurs jours, ils ont
détruit les récoltes, massacré le bétail et tué les paysans. Sur leur passage,
ce ne sont que cendres et charognes. Les convois de ravitaillement envoyés par
Carcassonne sont attaqués et pillés en chemin par des gens armés de
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