Raimond le Cathare
dépouilles de leurs
aînés ou de leurs pères. Le lendemain, des milliers de corps ensanglantés,
démembrés, mutilés sont portés vers la ville par ceux qui les aimaient. Les
autres, plus nombreux encore, traversent Toulouse, les bras en croix, sur les
flots de la Garonne. Les cadavres dérivent sous les yeux horrifiés des femmes,
massées sur le pont et les berges et redoutant de reconnaître celui d’un époux
ou d’un enfant. Éléonore et Sancie, accablées, veillent leur frère Pierre d’Aragon,
ramené par les Hospitaliers. Après la bataille, ils ont dû arracher la
dépouille et l’épée royale des mains de ceux qui achevaient les blessés et
détroussaient les cadavres.
Mon beau-frère, mon roi, mon
protecteur repose de tout son long, immense, dans la salle voûtée de l’hôpital
Saint-Jean. Ses mains jointes sur la poitrine recouvrent la plaie béante
ouverte par la lance qui lui a percé le cœur. À ses côtés, les yeux clos,
gisent Aznar Pardo, Gomez de Luna, Michel de Roda et Michel de Luesia, l’homme
qui m’a offensé hier.
Peut-être seraient-ils tous vivants
s’ils avaient écouté mon conseil, plutôt que de se jeter dans un tournoi de
chevalerie ?
Partie IV
La dépossession
L’exil
Toulouse, septembre 1213
Quelques jours après la défaite, je
réunis les capitouls pour leur annoncer mon départ et les délier de leur
serment.
— Faites tout ce qu’il faudra
pour qu’ils épargnent la ville et les habitants.
— Messire Raimond, vous savez
bien ce que Montfort exigera ! Nous devrons approuver l’usurpation et vous
renier. Nous deviendrons ses sujets. Nous perdrons nos libertés.
Celui qui parle au nom du collège
des capitouls a raison.
— C’est vrai, et je vous
demande d’y consentir. Sinon, ce sera le massacre de la population et la
destruction de Toulouse. Ma présence et celle de mon fils dans les murs de la
ville peuvent attirer l’ennemi, qui se tient encore à distance. Je ne veux à
aucun prix être la cause de nouvelles souffrances.
Je leur rappelle néanmoins qu’un
serment prêté sous la contrainte n’a aucune valeur.
— Jurez-leur donc tout ce
qu’ils vous demanderont. Et cachons au fond de nos cœurs les liens qui nous
unissent.
Nous nous étreignons longuement.
Avant de quitter la salle où nous avons si souvent délibéré, je veux leur
délivrer une dernière parole d’espoir :
— Pour que Dieu puisse un jour
nous donner la victoire, il faut d’abord survivre.
Barcelone, 1213, 1214, 1215
Survivre ! C’est bien ainsi
qu’il convient de nommer l’existence durant ces interminables années
d’amertume.
Raimond le Jeune est à Londres, où
son oncle, le roi d’Angleterre, l’a pris sous sa protection. Je suis à
Barcelone. Décapité par la mort de Pierre et de ses principaux seigneurs, le
royaume d’Aragon n’est plus une puissance, mais il est encore un refuge.
Sur la terrasse dominant la
Méditerranée, je reste seul des journées entières, le regard fixé sur le
mouvement incessant de la houle, les yeux éblouis pat la réverbération du
soleil. Mon esprit est hébété et mon corps épuisé. Une soixantaine d’années, le
poids de la guerre et celui de la défaite écrasent mes épaules. Certes, mon
grand âge et ma médiocrité dans le maniement des armes m’ont tenu à l’écart des
combats et épargné la moindre blessure. Mon corps est indemne. Mais mon âme est
brisée.
J’ai honte de tant d’échecs. Mon
incompétence sur le champ de bataille n’eût été acceptable que si j’avais
réussi à déployer une politique judicieuse. Or je n’ai su manier ni l’épée ni
la ruse. Je me suis égaré dans les détours de mes fausses habiletés et à la
guerre je n’étais que le spectateur du massacre de mes compagnons. Trencavel,
Pierre d’Aragon et tant d’autres se sont courageusement jetés dans les bras de
la mort Leurs noms resteront à jamais glorieux. Qu’adviendra-t-il du
mien ?
La culpabilité m’envahit. Je me sens
coupable devant mes ancêtres de m’être laissé déposséder des terres qu’ils
détenaient depuis plus de deux siècles. Coupable devant mes contemporains de
les avoir laissés tomber sous une domination fatale à leurs libertés. Coupable,
devant les générations futures, de ce désastre et d’y avoir survécu.
Nue
et sans défense
Son cri m’a tiré de cette léthargie à
laquelle je m’abandonnais. Par-delà les Pyrénées, il
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