Raimond le Cathare
trottent encore malgré les coups d’éperons de leurs
cavaliers.
Comme dans un violent orage, un
roulement de tonnerre enfle, précédant le vacarme qui va déchirer l’atmosphère.
Le sol vibre sous les milliers de sabots qui le martèlent. Lorsque les deux
avant-gardes, lances pointées, épées brandies, masses tournoyantes, se
pénètrent l’une l’autre, le grondement de la charge est couvert par un fracas
métallique. Les deux premières lignes adverses sont mêlées dans une confusion
sauvage.
Sur la crête de la colline, Hugues
d’Alfaro commente la bataille :
— Messire Raimond !
s’écrie-t-il tout à coup. Regardez ! La milice urbaine de Toulouse sort du
camp !
Il frappe ses mains l’une contre
l’autre en signe de colère.
Les capitouls, disposant à leur gré
des forces levées à grands frais, ont décidé de les envoyer attaquer la ville
défendue par une poignée d’archers. Plusieurs milliers de piétons, contournant
le combat des cavaleries, courent le long de la Garonne pour se précipiter vers
les remparts de Muret. Convaincus que la supériorité numérique de notre armée
nous assurera la victoire, craignant d’être devancés par les chevaliers dans le
pillage de la cité, les capitouls ont ordonné leur attaque sans en référer ni
au roi ni au comte et sans attendre l’issue du combat.
La bataille fait rage au milieu de
la plaine. Je parviens à discerner, au cœur de la mêlée, le chevalier qui porte
les emblèmes royaux. Avec son escorte, il est cerné par les Français qui, à
grands coups d’épée, se frayent un chemin jusqu’à lui. Il tente vainement de se
dégager. Il s’efforce maladroitement d’esquiver les coups qui lui sont portés.
Il est sur le point de succomber lorsque j’aperçois le roi Pierre dressé sur
ses étriers ordonner la charge de la deuxième ligne d’assaut.
Mon sang se glace en le voyant
soulever son heaume afin qu’on le reconnaisse. Il veut combattre en roi et se
jette, le visage découvert et l’épée haute, dans la bataille meurtrière. Les
Français se détournent aussitôt de celui sur lequel ils s’acharnaient pour
fondre sur Pierre, dont le coup d’éclat inattendu a surpris ses compagnons. Ils
n’ont pas le temps de se disposer autour de lui. Un instant plus tard,
bousculé, transpercé, taillé, couvert de sang, il chute de son cheval.
À travers mes larmes, je devine plus
que je ne vois l’enchaînement désormais fatal qui nous mène au désastre. Les
chevaliers aragonais sont frappés de stupeur, les Français redoublent
d’énergie. Quelques compagnons de Pierre ferraillent héroïquement autour de son
corps étendu dans l’herbe, espérant sauvegarder sa dépouille. Ils tombent les
uns après les autres autour de leur roi mort.
Leurs frères d’armes cherchent leur
salut dans une fuite à bride abattue, poursuivis par quelques dizaines de
chevaliers français.
Sur un ordre de Montfort, une partie
des troupes ennemies se rue vers Muret. Les remparts sont couverts par les
grappes humaines de la milice urbaine de Toulouse qui grouille autour de la
ville, dont les quelques défenseurs tentent désespérément de retarder la chute.
En entendant le vacarme des chevaux lancés sur eux, les assaillis sont pris de
panique. Sautant des échelles, jetant leurs arcs et leurs lances, ils fuient
dans un désordre indescriptible vers les berges de la Garonne. La cavalerie est
déjà sur eux et le carnage commence.
Percés par les lances, renversés par
les destriers, piétines par les sabots, taillés par les épées qui tournoient et
s’abattent, précipités dans la Garonne dont les tourbillons les avalent, pris
entre l’ennemi qui les écrase et le fleuve qui les engloutit dans ses eaux
rougies de sang, nos hommes sont exterminés par milliers. La plaine de Muret où
nous devions triompher devient le tombeau de nos espérances.
Je maudis ce funeste jour, endeuillé
pour l’éternité par la mort du roi et l’hécatombe de notre peuple !
Toulouse, 12 septembre 1213
Le soir venu, la ville n’est plus
qu’une lamentation. Dans les rues vides, derrière chaque porte close résonnent
les sanglots et les cris de désespoir. Il n’est pas un foyer qui ne pleure l’un
des siens. Bien des familles ne comptent plus que des femmes dans le deuil du
mari, des fils, des frères, tous tués ou noyés.
Pendant la nuit, les jeunes enfants
confectionnent des brancards pour ramener de Muret les
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