Raimond le Cathare
dépit de
voir mon beau-frère indifférent à l’humiliation que l’on m’inflige
publiquement. Enhardi par l’indulgence de son souverain, l’autre poursuit son
propos blessant pour le conclure d’une phrase cinglante qui claque comme un
coup de fouet sur mon visage.
— Je comprends maintenant
pourquoi vous avez perdu vos terres !
Soulevé par l’indignation, je sors
de la tente. Pierre me rejoint sous la voûte étoilée. Il pose affectueusement sa
main sur mon épaule.
— Ne lui en veuillez pas. Il
est vif et s’emporte aisément.
— Vous n’avez pas pris ma
défense.
— Son plan de bataille me
séduit plus que le vôtre. Je ne veux pas rester derrière vos planches, en
abandonnant toute la plaine à Montfort, comme si nous avions peur de lui. Dès
qu’il attaquera, nous nous élancerons aussi. Ma cavalerie est merveilleuse
quand elle se déploie et l’ardeur de nos chevaliers vous éblouira.
— Laissez-moi vous convaincre.
Dans cette bataille se jouera le sort de cette guerre et notre destin. Au
risque d’une défaite, fût-elle glorieuse, je préfère la certitude d’une
victoire, fût-elle sans éclat.
— Ce sera une victoire
glorieuse. Ayez confiance. Dieu est avec nous. Je tuerai Montfort là-bas.
Il désigne de sa main gantée de soie
parfumée le milieu de la plaine qui s’étend de notre camp jusqu’aux remparts de
Muret et aux rives de la Garonne.
— Il se fait tard. Je dois vous
quitter. Un troubadour m’a ménagé une rencontre avec Alazaïs. Je vais puiser en
elle les forces que je jetterai demain dans la bataille.
Je comprends maintenant pourquoi le
roi a voulu écourter la discussion. Il n’avait pas le temps. Son esprit était
ailleurs. Il était impatient d’aller retrouver cette femme qui sait se faire
désirer. Les ardeurs de l’amour sont pour lui plus propices à une veillée
d’armes que de longues discussions tactiques. Il me laisse seul face à la
plaine du destin baignée dans la pâle lumière lunaire. Les eaux de la Garonne
scintillent tout en bas.
Hugues d’Alfaro et Raimond de Ricaud
sortent à leur tour de la tente royale. Ils viennent à mes côtés, sombres et
silencieux. Je devine ce qu’ils éprouvent.
— Six mois à peine après avoir
fait allégeance au roi d’Aragon, nous voilà traités comme de petits vassaux
sans importance. Il laisse un courtisan nous humilier publiquement sans même
blâmer son arrogance. Avec nos suzerains les rois de France et d’Angleterre,
nous n’aurions jamais été traités ainsi, soupire Raimond de Ricaud, les deux
mains posées sur sa panse arrondie.
— Oui, mais ceux-là nous
laissaient seuls face à Montfort. Pierre ne vous a pas défendus contre les
siens, mais il s’apprête à combattre notre ennemi, tempère Hugues d’Alfaro.
— Je m’inquiète des risques
qu’il veut prendre. En allant loin dans la plaine à la rencontre des chevaliers
français, il va se priver du concours des milliers d’hommes en armes. Avec nos
milices de piétons, nous sommes à dix contre un. Dans un combat de cavalerie,
ils seront deux contre un.
Hugues d’Alfaro partage mon opinion.
— Il veut une victoire
grandiose et chevaleresque. Il veut tuer Montfort dans un tournoi sans merci.
Mais pas sans risque.
Muret, 12 septembre 1213
Dès l’aube, une immense foule de
plus de dix mille hommes pressés les uns contre les autres encercle l’autel où
les évêques des diocèses d’Aragon célèbrent la messe. Pour tenter de calmer la
brûlure de l’outrage subi la veille, Pierre II d’une parole aimable, m’a
invité à venir à ses côtés. Pendant l’office j’observe son visage avec
appréhension. Ses traits sont marqués par la fatigue et ses battements de
paupières trahissent le manque de sommeil.
L’air de la plaine vibre soudain.
Les cloches de l’église de Muret sonnent à toute volée. Eux aussi, là-bas,
célèbrent le sacrifice de la messe autour de l’évêque Foulques et de Simon de
Montfort. L’Église est dans chaque camp et Dieu seul sait qui sera le
vainqueur.
Pendant la lecture de l’Évangile,
Pierre vacille. Ses jambes ne le portent plus. Un écuyer qui veille sur lui
glisse discrètement un tabouret sur lequel s’assied le roi chancelant. Il a
épuisé ses forces dans le ventre d’Alazaïs. Ses compagnons l’observent à la
dérobée, inquiets de sa faiblesse. Aussitôt après la messe nous entreprenons de
le convaincre : il doit endosser
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