Remède pour un charlatan
prendre, maîtresse Raquel. Elle est tombée d’un livre que je feuilletais, quand l’évêque est arrivé à grands pas. On aurait dit un géant…
— C’en est un.
— J’ai été si surpris que je l’ai dissimulée sous ma tunique et que j’ai oublié que je l’avais.
— C’est tout ? dit Raquel en le regardant droit dans les yeux.
Il rougit.
— Euh, non. J’avais commencé à la lire quand je l’ai entendu arriver, avoua-t-il. C’est une lettre terrible.
— Et tu l’as terminée.
Ce n’était pas une question. Elle aussi aurait mené à bout sa lecture.
— Oui, fit-il d’un air coupable.
— Dans ce cas, voyons ce qu’il y a dedans. Après tout, nous sommes les seuls de cette maison à savoir lire. Maman n’a pas appris, ni les jumeaux, ni les serviteurs, et papa ne peut plus voir. Donne-la-moi.
La lettre était écrite dans le parler de tous les jours et rehaussée de phrases en latin classique et de mots que Raquel reconnut appartenir à la langue mauresque. Elle l’étala sur la table pour qu’ils puissent tous deux la regarder et elle lut lentement l’écriture nerveuse, un mot à la fois, assez péniblement.
— Je regrette, dit-elle, que le correspondant de maître Lorens n’ait pas fait appel à un scribe au lieu d’écrire cela de sa main.
— Que dit-on, maîtresse Raquel ? demanda Yusuf plus humblement que de coutume. Je ne comprends pas tous les mots.
— Cela ne m’étonne pas.
Elle se mit à lire en suivant du doigt chaque mot.
— « Mon très estimé seigneur, Don Lorens », commença-t-elle. Voilà un titre qui me paraît un peu pompeux pour le fils d’un marchand de laine, mais bon, poursuivons sans plus de commentaires.
Mon très estimé seigneur, Don Lorens, Tenez compte de ces mots si vous voulez échapper à la plus atroce des morts et à une damnation certaine. Je vous écris par charité, car moi aussi je cherche la lumière et l’illumination, pour vous prévenir des conséquences de la voie que vous suivez. Vos compagnons, bien que dignes et sincères, n’ont pas eu l’énergie d’affronter les forces du mal qui entourent quiconque cherche la vérité. Ils ont succombé à la tentation ; ils ont laissé des pensées mauvaises et lascives souiller leur esprit ; ils ont lutté contre les visions et les ont trouvées trop puissantes pour leurs petites âmes. Maudits soient-ils par tous les pouvoirs…
Raquel s’interrompit.
— Quels sont ces mots ? demanda-t-elle en indiquant la ligne suivante. Ils sont dans ta langue, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Yusuf, mais ici, ils n’ont aucun sens.
— Que disent-ils ?
Il examina soigneusement les mots arabes et éclata de rire.
— Cela signifie poissons, amandes et figues. Il les maudit par le pouvoir des poissons, des amandes et des figues. C’est peut-être un langage secret.
— Tu veux dire que « poissons » signifierait « Je vous retrouverai près de la rivière » ? fit Raquel, amusée.
— Et « amandes », « au lever de la lune », poursuivit Yusuf en éclatant de rire.
— Quant à « figues », cela veut dire, « apportez de l’or, du vin et de jeunes danseuses », bien évidemment !
Ils hurlèrent de rire.
— Vous ne me semblez pas très occupés, tous les deux, dit Judith qui arrivait du couloir.
Elle jeta alors un coup d’œil à la table, vit un gros livre d’allure sérieuse et un papier couvert d’écriture, et elle hocha la tête, rassurée.
— Pardonnez-moi, maman, dit sagement Raquel. Nous ne nous sommes interrompus qu’un instant. Nous reprenons aussitôt notre travail.
Judith alla retrouver ses tâches ménagères, et Raquel poursuivit sa lecture à voix basse :
S’il n’y a pas de confiance, il ne peut y avoir nul mouvement ascendant sur le chemin de l’illumination. Vous avez prononcé un vœu des plus solennels, devant tous les esprits aériens qui apportent savoir et vérité à ceux qui sont assez braves pour les affronter. Vos compagnons ont failli en chemin, et vous avez vu ce qui leur est arrivé. Excelsior, discipule. Ne suivez pas leur exemple, si vous accordez de la valeur à votre vie et à votre âme.
— Voilà tout, dit-elle. Dans sa grande modestie, il n’a pas apposé son nom au bas de la page.
— Je n’aimerais pas recevoir une telle lettre, remarqua Yusuf.
— Il faut la porter à papa. Parce qu’une fois débarrassée de son style fantaisiste, c’est une lettre de
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