Requiem pour Yves Saint Laurent
Les plus démunis se débrouillaient comme ils pouvaient, sautant d’un bus de la Chambre syndicale dans une rame de métro. Sans se parler, les jeunes aficionados free lance côtoyaient des femmes plus âgées, souvent en noir, qui avaient toujours « un projet » et se demandaient dans quel showroom elles déjeuneraient à l’œil. C’était la mode. On ne la lâchait jamais avant qu’elle ne vous lâche. Aux deux collections annuelles s’ajoutaient « la pré-coll », la croisière, les collections « capsules ». Le marché était avide de nouveautés. La presse voulait photographier l’été en hiver. Exigeait des exclus (exclusivités). Des previews. Des créations spéciales. Il fallait tenir, retenir, coûte que coûte. Les créateurs étaient
devenus des animateurs, la mode vivait à l’heure de l’ entertainment , d’un reality show en boucle.
Synonyme de fête, d’opulence et de décadence, le temps Saint Laurent se consumait devant nous. La poudre mondaine avait pris la poudre d’escampette. La cocaïne était devenue une nouvelle forme de dopage. « Le lundi à New York, le mercredi à Tokyo, le vendredi à Londres, je ne pouvais pas faire autrement », assure un mannequin qui se souvient qu’un jour, cinq personnes durent la tirer de son lit. Elle ne pouvait plus bouger. La limousine l’attendait en bas. La fashion jungle se découvrait, irrespirable, étouffant à l’intérieur d’un marché dans lequel moins de quinze mannequins, et pas plus de vingt photographes, assuraient 90 % de la production d’images. L’ambiance était électrique. Ils ne pouvaient pas rester attablés plus de dix minutes, on ne savait pas pourquoi. Ils demandaient du thé matcha dans un bar-tabac. Ils vous regardaient avec mépris, lorsque vous aviez oublié des notions de base. Parlé du Coca Light de Karl, alors que Karl ne buvait que du Pepsi Max.
Confondu le Downtown et le Muse , Daria et Natalia. Ils ne supportaient plus de s’entendre dire : « Alors cette saison, elles sont encore plus maigres, les mannequins… Regarde-moi ça, comme elle tricote du genou celle-là… », ou encore : « Mais dis-moi, ce truc-là, ça coûte une blinde, c’est honteux, qui peut s’acheter ça ? » Les ploucs s’habillaient en soldes, eux ils étaient au-dessus de tout, du monde, des saisons, de l’actualité dont ils se fichaient, plus préoccupés de savoir où trouver les bonbons Altoids exigés par Steven Meisel pour un shooting, que par les nouvelles du jour. Le 11 Septembre, comme le jour du tsunami, des services de presse avouaient avoir reçu des demandes urgentes de shopping. En pleine bataille du CPE, une rédactrice pouvait impunément lancer : « Tu sais, moi, je suis très loin de ça », mais ADORER, comme cette critique d’art, le look des sans-abri, qui avaient construit un igloo de carton sous un pont. « C’était génial. On aurait dit une installation. » Leur métier, c’était la séduction.
Il fallait affirmer très vite sa personnalité, montrer qu’on n’était pas qu’un simple
numéro, le luxe l’exigeait. Les jeunes photographes présentaient des books de plus en plus genreux , avec images si retouchées qu’on ne savait plus trop ce qu’ils étaient réellement capables de produire sans numérique et sans ce filtre « Fluidité » (Photoshop), qui permettait d’un coup de palette graphique de passer d’une taille 40 à une taille 36. La technique l’emportait sur le point de vue. La seule loi, c’était celle du client. A Art Basel, Steven Meisel avait vendu des tirages de la campagne publicitaire Versace à prix d’or. On ne parlait que de big pictures et de grands formats. L’ exé n’était jamais assez léchée . On se voyait déjà au sommet de l’affiche. D’en bas, tout semblait tellement haut que les jeunes chercheurs d’emploi disaient « vos équipes » pour « votre équipe ». Dans les lettres de candidature, les plus motivés proposaient « d’apporter leur savoir-faire » pour « incarner avec audace votre structure ». Ils ne parlaient pas de « magazine », mais de « support de communication » et de marques à « travailler en rédactionnel ». Une aspirante rédactrice se voyait déjà comme une « force de propositions », capable de «
conforter un relationnel ». On « construisait » comme on pouvait un carnet d’adresses. En « réseautant », en obtenant les numéros de portable des
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