Retour à Soledad
imposaient une limite à la fragilité des objets et que le maître-coq ne disposait pas, pour cette brève croisière, de quoi satisfaire une gastronome de sa qualité.
Avec l'insistance des femmes obtuses, elle réitérait ses critiques et seul Malcolm Murray, qu'elle couvait parfois d'un caressant regard de biche, parvenait à la dérider.
Desteyrac, Tilloy et Uncle Dave remarquèrent, au lendemain de la première nuit en mer, que l'architecte s'était attardé avec Varina sur le pont, puis dans l'appartement de celle-ci, jusqu'à une heure avancée.
– Elle a dû litaniser ses griefs, dit Tilloy.
– À moins que l'honorable Malcolm Murray n'ait su lui clore la bouche... d'une façon ou d'une autre ! lança en riant Uncle Dave, facilement grivois.
De cette assiduité, Gertrude Lanterbach prit ombrage, au point de prétexter migraine et nausées pour s'abstenir de paraître tant aux repas qu'aux réunions de salon.
Varina Cornfield, qui, depuis le départ, traitait l'Alsacienne comme à Clarendon House sa femme de chambre noire, ne manquait pas de se plaindre aussi du peu d'attentions que Gertrude manifestait à sa personne.
– Belle suivante qu'on m'a donnée là, monsieur ! Petite santé, malgré sa corpulence de matrone. Compassée comme une nonne, parlant avec un accent tudesque, rustre comme un grenadier, refusant de me brosser les cheveux et ne sachant pas préparer ma toilette de nuit. Et, de plus, impertinente comme un page ! Ma cousine Ottilia, de qui je regrette, ô combien, l'absence, se contente vraiment de peu, dit-elle, l'après-midi du deuxième jour de voyage, à Desteyrac qui, à l'abri du vent, fumait la pipe sur le pont.
– Gertrude Lanterbach a été la gouvernante de lady Ottilia. Ce n'est pas une domestique, madame, et encore moins une esclave de plantation. À Soledad, elle dirige Exile House, la maison des époux Murray, et commande à la cuisinière, aux chambrières, aux valets, aux cochers, aux jardiniers. Lady Ottilia considère sa dame de compagnie comme une amie chère, et la bonne société des Bahamas la reçoit comme telle. Sa parfaite éducation, le fait qu'elle parle plusieurs langues, qu'elle touche agréablement le piano et la mandoline, la placent dans nos salons, madame, pas à l'office. Vous ne devez donc pas vous méprendre : Gertrude Lanterbach a été déléguée auprès de vous par lady Ottilia comme chaperon distingué, non comme femme de chambre, dit Desteyrac, ferme et sec.
– Mon cousin aurait dû prévoir sur ce bateau une femme pour moi. On ne laisse pas une dame de ma condition sans camériste. Si j'avais su qu'il en serait ainsi, j'aurais emmené mes négresses avec moi.
– Vous auriez dû, en effet. À Soledad, ces femmes auraient au moins fait l'apprentissage de la liberté, répliqua Charles, excédé, en s'éloignant après un bref salut.
Peu habituée à de telles sorties, Varina Cornfield resta pantoise, les yeux écarquillés, sans voix. Les propos de Desteyrac la confirmèrent dans sa conviction que les Français étaient tous des nigger lovers , de qui il convenait de se défier.
Lewis Colson, que Charles rejoignait souvent sur la passerelle, annonça, au soir du troisième jour de voyage, l'arrivée probable pour le lendemain à Soledad.
– Bien qu'il ne fasse pas très chaud, dit-il, montrant un petit nuage blanc d'apparence inoffensive qui floconnait, léger comme de la gaze, sur l'horizon, nous risquons cette nuit d'être assaillis par un grain blanc. S'il ne nous retarde pas trop, nous prendrons, demain soir, un verre au Loyalists Club avec nos amis après avoir revu nos épouses, dit-il à Charles.
– Je ne suis pas certain qu'Eliza et Ounca Lou puissent faire bon ménage avec la cousine de lord Simon. Depuis qu'elle n'a plus peur des nègres, Varina Cornfield est devenue assez odieuse, osa Charles.
– Surtout depuis qu'elle est assurée de conserver ses bijoux ! précisa Lewis.
– Craignait-elle que les nègres les lui prennent ?
– Les nègres, non, mais son mari. J'ai su par Tilloy que Bertie III attendait de Varina qu'elle se conduisît comme les autres femmes de planteurs. Nombreuses sont celles qui ont vendu leurs bijoux pour que la Confédération puisse acheter des armes en Europe. Mais Varina Cornfield n'entendait pas consentir un tel sacrifice. Après avoir dit à son mari qu'elle lui laissait diamants, saphirs, émeraudes
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